L’évolution du modèle d’agrégation de données dans les bibliothèques numériques

J’ai rassemblé dans ce billet quelques réflexions et observations qui m’ont été inspirées notamment par mes travaux au sein d’Europeana ces derniers mois. Tout est parti du sentiment diffus que l’agrégation telle qu’on la connaît actuellement est en train d’évoluer, même s’il est difficile de savoir vers quoi, car je n’ai pas lu de théorie très construite sur le sujet. Donc à défaut de l’avoir trouvée résumée ailleurs, je la propose ici aujourd’hui.

A l’origine…

Vers le milieu des années 2000, lorsque les bibliothèques numériques comme Gallica ou Europeana ont commencé à avoir l’ambition d’atteindre une masse critique, elles ont défini un modèle d’agrégation de données, c’est à dire une méthode permettant de rassembler dans une interface unique des données issues de plusieurs institutions. Ce modèle d’agrégation était essentiellement basé sur le protocole OAI-PMH, inspiré notamment par ce qui se passait dans la communauté des archives ouvertes.

Les principes de ce modèle sont relativement simples :

* du point de vue technique, le protocole OAI-PMH offre un cadre transverse aux professions de la documentation, du patrimoine et de l’information scientifique et technique. Conforme aux standards du web, il repose sur des normes simples à implémenter et des logiciels open source à peine plus complexes qu’une bête plateforme LAMP, à la portée de n’importe quel webmestre sachant un peu ce qu’il fait.
* du point de vue des métadonnées, le format Dublin Core dit « simple » avec ses 15 éléments facultatifs et répétables sert de dénominateur commun pour la convergence syntaxique (avoir des métadonnées qui « entrent dans le même moule » pour prendre une métaphore culinaire – mais la forme du moule ne garantit pas qu’on utilise la même recette pour la pâte à gâteau). Le fait de pouvoir y adjoindre n’importe quel format plus complexe du moment qu’il peut être exprimé en XML semblait au départ une consolation suffisante pour des usages plus avancés. On se repose enfin sur l’asynchronisme du système (moissonnage des métadonnées qui sont ensuite stockées dans un nouvel entrepôt pour construire des services) et sur des technologies de type moteur de recherche plein texte à facettes pour fournir le service d’accès.

* enfin du point de vue des contenus, des arguments politiques et institutionnels plaidaient en faveur d’une consultation des documents numérisés sur le site propre de chaque institution, ce qui lui permettait de préserver son image (sa « marque ») et son audience, généralement l’unique indicateur de succès d’un service de bibliothèque numérique.

Ce modèle d’agrégation a servi de base à la construction de la première version du portail Europeana, qui avait défini à cette fin le modèle ESE (Europeana Semantic Elements), une sorte de DC simple augmenté de quelques éléments de provenance. La simplicité technique du modèle a permis une implémentation rapide débouchant sur le moissonnage des métadonnées décrivant des millions d’objets culturels en seulement quelques mois : un « quick win », en quelque sorte. Dans ce modèle, l’interopérabilité sémantique (la fameuse recette de pâte à gâteau mentionnée plus haut) était assurée par des tiers appelés « agrégateurs », chargés pour un domaine national ou thématique de veiller à l’homogénéité des données grâce à des bonnes pratiques ou des traitements.

Ce que le web de données a changé au modèle d’agrégation

Cependant, quasiment à l’époque où ce modèle se mettait en place à grande échelle, on voyait déjà un autre modèle d’agrégation pointer le bout de son nez : le Linked Open Data (web de données en bon français).

Cela n’avait pas échappé aux concepteurs d’Europeana qui rêvaient de créer autre chose qu’un énième portail de métadonnées comme il en existait déjà beaucoup. Dans une démarche de long terme, le modèle de métadonnées EDM (Europeana Data Model) a été imaginé pour prendre la suite d’ESE en décuplant ses capacités. On pensait alors que l’interopérabilité par les liens, inhérente au web de données, était appelée à remplacer à terme l’agrégation par moissonnage.

Mais ce n’était pas si simple…

* du point de vue technique, le web de données apparaît comme la nouvelle génération qui a tout pour succéder à l’OAI-PMH : encore plus intégrée à l’architecture du web, elle transcende les frontières des métiers et des domaines et s’affranchit en théorie de toute les problématiques liées au stockage des données (car dans l’architecture du web, l’endroit où les données sont stockées est rendu abstrait par l’utilisation des URI et de l’hypertexte). Cependant, en pratique, la construction de nouveaux services à partir de ces données continue à nécessiter une forme de moissonnage ; or on ne dispose pas dans le web de données des mécanismes très pratiques fournis par l’OAI-PMH à cette fin (horodatage des données permettant de ne récupérer que les mises à jour, suivi des enregistrements détruits par ex.). Au final tout ce nouvel environnement technique faisait appel à des compétences qui n’allaient pas de soi pour les informaticiens, ce qui a pu freiner les réutilisations et l’agrégation de données utilisant ces principes au-delà de prototypes ponctuels.
* du point de vue des données, le modèle RDF présente l’avantage d’autoriser la description de de ressources non documentaires, les « entités » qui interagissent avec les documents : personnes et autres agents, sujets, lieux, périodes temporelles… Le web de données a contribué à réhabiliter ce qu’on appelait en bibliothèque les « données d’autorité », réaffirmant leur utilité voire leur caractère essentiel pour permettre l’interopérabilité non plus syntaxique mais sémantique (la pâte à gâteau, pas la forme du moule) des données. Le mythe du moteur de recherche magique qui serait capable, par des traitements automatiques, de compenser l’absence de tels référentiels s’est effondré quand on a constaté que les moteurs fonctionnaient quand même beaucoup mieux quand on y ingérait des données plus riches. L’inconvénient de ces modèles réside toutefois dans leur complexité, qui a pu dans certains cas freiner leur adoption, notamment en l’absence de compétences informatiques adéquates. Par ailleurs, la modélisation des vocabulaires ou ontologies destinés à représenter toute la richesse de l’information des institutions patrimoniales et scientifiques est une gageure qui résiste à toute tentative d’unification ou de consensus ; c’est d’ailleurs bien l’esprit du web de données, qui autorise la coexistence ou la cohabitation de plusieurs modèles reliés entre eux.

* du point de vue des contenus : RAS, ils ne sont pas vraiment concernés par cette phase et restent accessibles suivant des modalités plus ou moins similaires au modèle d’agrégation précédent.

Côté Europeana on peut mentionner, outre la mise en œuvre d’EDM au sein d’un nombre croissant de projets thématiques, la création d’un entrepôt en Linked Open Data permettant la redistribution des données en RDF et en SPARQL. Le portail lui-même a migré sous EDM en 2013 mais sa dernière version baptisée « Europeana Collections » ne tire pas encore tout le parti de la richesse du modèle.
A la BnF, data.bnf.fr est né mais reste un petit frère de Gallica se contentant de liens avec son aîné dont il ne bouleverse pas l’existence. Bref, on peut parler d’une phase « d’éveil » qui conduit à examiner sous un jour nouveau les possibles et à faire ressentir le besoin d’un vrai nouveau modèle d’agrégation, dépassant les limites de l’OAI-PMH et tirant les enseignements du web de données.

Vers un modèle de mutualisation

Dans un contexte de moyens contraints mais aussi d’évolution de la technologie et des usages, un nouveau modèle commence aujourd’hui à émerger, basé sur le principe de la mutualisation des investissements et notamment des infrastructures.
* du point de vue technique, ils s’agit de mutualiser les infrastructures du point de vue du stockage des données ou encore des traitements (conversions, diffusion…) Les données passent dans les mêmes tuyaux et les mêmes moulinettes, ce qui représente une économie à la fois en ressources machines et en développement d’outils. Des modèles de type cloud permettent d’effectuer cette mutualisation dans des espaces physiquement communs mais logiquement indépendants (façon moule à madeleines). Il n’y a donc pas forcément agrégation à ce stade, mais elle sera évidemment facilitée par la suite.
* du point de vue des données, l’ambition est de dépasser les contraintes liées à l’adoption d’un modèle ou format commun. On attend des outils nouveaux qu’ils soient suffisamment flexibles pour s’adapter à tous types de formats et qu’ils supportent facilement les conversions de l’un à l’autre : c’est la leçon tirée des étapes précédentes, qui ont démontré qu’il était toujours préférable de travailler les données dans leur format source, qu’aucun format « commun » même riche ne peut remplacer. Le web de données reste un modèle d’interopérabilité prometteur grâce aux URI, aux liens entre les ressources et à la sérialisation JSON-LD, beaucoup plus simple que les syntaxes précédemment utilisées pour exprimer le RDF. Des vocabulaires comme Schema.org visent à permettre de faire du web sémantique comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

* du point de vue des contenus : on commence dans la sphère culturelle à dépasser le paradigme qui voulait que les contenus, pour des raisons politiques, ne soient consultables que sur le site d’origine, position devenue intenable (si elle l’a jamais été) du point de vue des usages. Que ce soit par copie des fichiers ou via des API comme IIIF, qui fournit un mécanisme pour appeler de manière distante des images numérisées avec leurs métadonnées en JSON-LD, la tendance est à l’agrégation des contenus eux-mêmes dans l’interface commune, ce qui permet de mutualiser également les outils complexes que sont les visualiseurs de documents.

Gallica et Europeana, pour continuer sur ces deux exemples, ont toutes deux entamé une mutation progressive vers ce nouveau modèle. Du côté de Gallica, cela se concrétise par l’intégration de documents de partenaires qui n’avaient pas encore trouvé leur outil de diffusion et par la réalisation de bibliothèques numériques en « marque blanche », Numistral et la Grande Collecte. Côté Europeana, le nouveau portail Collections utilise IIIF pour présenter directement sur son site les médias numérisés, avec zoom en haute résolution et feuilletage le cas échéant.

Derrière cette modification en apparence ponctuelle, c’est en fait une refonte complète du modèle d’agrégation qui se profile du côté d’Europeana. Après avoir défini un cadre de publication (Europeana Publishing Framework) et, en partenariat avec DPLA, un cadre juridique, Europeana s’interroge actuellement via le forum des agrégateurs sur le rôle et la fonction de ces derniers. Le projet Europeana Cloud, qui s’est déroulé de 2013 à 2016, permet d’imaginer un avenir où de nombreuses fonctions de stockage et de traitement de données seront mutualisées dans une infrastructure commune, ce qui évitera aux agrégateurs de faire face aux mêmes problèmes en développant chacun des solutions différentes.

Le rôle des agrégateurs évoluerait alors vers une fonction de centre d’expertise au service d’acteurs plus modestes ou disséminés, qui les accompagnerait dans l’agrégation de leurs données directement dans l’infrastructure cible. On pourrait imaginer la centralisation de traitements coûteux et complexes à mettre en œuvre comme les alignements de référentiels ou les enrichissements automatiques de métadonnées. L’utilisation de mécanismes comme IIIF présente l’avantage de conserver la lisibilité des flux d’audience (on comptabilise tout de même des « hits » sur le site fournisseur) tout en favorisant des usages plus fluides. C’est la promesse de pouvoir non seulement centraliser dans les portails la visualisation des contenus, mais aussi constituer plus facilement des bibliothèques numériques de niche, agrégeant et éditorialisant des contenus sélectionnés à un niveau local.

En conclusion : aujourd’hui, demain ou après-demain ?

Sans vouloir avoir l’air de lire dans les entrailles de maquereau, ce que j’ai pu observer ces derniers mois me donne à penser que le nouveau modèle d’agrégation n’est pas encore tout à fait mûr et ne le sera pas avant au moins 3 à 5 ans. Il ne dit pas encore son nom et ressemble aujourd’hui à un patchwork d’initiatives en ordre dispersé dont il est assez difficile de voir le motif global, à moins de prendre beaucoup de recul, ce que j’ai essayé de faire ici. Certains aspects techniques relèvent encore de la promesse et demandent à démontrer leur faisabilité. On pourrait également avoir des surprises et voir de nouveaux dispositifs émerger. Cependant, je suis convaincue que l’on tendra inévitablement vers ce nouveau modèle qui s’installera d’abord en parallèle du modèle OAI-PMH, toujours efficace, et du web de données qui continue à se développer.
A suivre, rendez-vous dans 3 ans ?
En attendant, je me permets de vous solliciter, vous qui avez eu le courage de lire ce long billet jusqu’au bout :
– si vous avez encore le temps de faire de la veille et si vous connaissez d’autres exemples de modèles d’agrégation qui évoluent dans le même sens ou dans un sens différent,
– si vous en savez plus que moi sur les aspects techniques et que cela vous inspire des suggestions ou des réfutations,
– si vous agrégez des données et que ces perspectives vous parlent,
exprimez-vous dans les commentaires ci-dessous, vous aurez ma gratitude éternelle.

7 réactions sur “L’évolution du modèle d’agrégation de données dans les bibliothèques numériques

  1. La manière dont envisage de se positionner Europeana Clouds, non plus en redistributeur de contenus, mais de plate-forme de partage des outils permettant de générer ces contenus, entre assez bien en résonance avec le dernier billet d’Olivier Ertzscheid : http://affordance.typepad.com//mon_weblog/2016/03/les-3-ages-du-cloud.html
    Cela me fait aussi penser aux échanges brefs que j’ai eu sur Twitter avec @rech_isidore : https://twitter.com/lully1804/status/661558759043506176
    Isidore utilise tout un tas d’outils pour générer des contenus. Ceux-ci, on est bien content de pouvoir les exploiter. Mais comme tout un chacun se met à devoir manipuler des données dans tous les sens, les outils eux-mêmes deviennent un enjeu au moins aussi important — pour l’instant les institutions envisagent surtout de partager leurs ressources (c’est déjà bien). Mais elles ne définissent pas trop comme un objectif (avec moyens à la clé) de partager aussi vers l’extérieur les outils qu’elles utilisent en interne.

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