Au CERN, le berceau du web (ECREA workshop)

En ce début février 2025, j’ai eu la chance de participer à la conférence-atelier de la section « Histoire de la communication » de l’ECREA qui portait sur l’histoire des réseaux de communication avant et après le web, et se tenait en Suisse, au CERN. Je pense que le choix du lieu n’a pas été étranger au succès de cet événement qui, aux dires des organisateurs et organisatrices, a suscité environ deux fois plus de propositions que leurs conférences habituelles, les conduisant à organiser l’ensemble de la conférence sur deux sessions parallèles. Mais bon, il faut dire qu’aller parler de l’histoire du web là où il a été créé, c’est quand même énorme !

J’avais pour ma part choisi cette conférence pour ma toute première communication autour de mon projet SkyTaste qui porte sur l’histoire de la plateforme Skyblog (pour en savoir plus sur ce projet et sur Skybox, son jumeau, ça se passe sur Webcorpora). Plusieurs raisons pour ce choix : d’abord pour l’ancrage disciplinaire, en effet il me tenait à cœur de le présenter dans une conférence d’historiens et historiennes. Mais aussi parce que l’appel à communication faisait la part belle à la question des imaginaires autour des réseaux, et je trouvais que ça collait bien. Je n’ai pas été déçue.

Je vous propose de revivre ici quelques temps forts de la conférence, sans aucune ambition de représentativité complète.

Matérialité des réseaux et écologie : imaginaire de la ruine

Quand on étudie principalement des réseaux numériques, soi-disant virtuels, la confrontation avec leur matérialité (enchevêtrements de câbles, salles machines, etc.) provoque toujours une certaine émotion. Il y a une poésie dans ces installations fonctionnelles dans lesquelles on n’a pourtant pas nécessairement injecté beaucoup d’amour et d’esthétique : d’ailleurs, le campus du CERN se pose là en la matière, tout y est gris et rectangulaire, ostensiblement moche, comme si réfléchir au design de ces bâtiments dédiés à la science dans ce qu’elle a de plus « dur » aurait risqué de les rendre moins sérieux. Mais bon, prenez un groupe de chercheurs et chercheuses en sciences humaines et déposez-les là, vous les entendrez s’extasier sur l’esthétique des poteaux téléphoniques, avouer (à l’image de Nicole Starosielski) que visiter le plus de « Cable Landing Stations » possibles dans le monde est leur but ultime dans la vie, ou encore prendre en photo frénétiquement les installations de communication vintage qui semblent ici encore en service.

Avec son film Do sheeps dream of electric ruins, Matt Parker, artiste multimédia, nous a proposé un moment hors du temps, sur les rives irlandaises, au milieu d’un troupeau de moutons qui reconquiert les ruines d’une ancienne station du télégraphe. Ça dure onze minutes, c’est contemplatif et poétique, ça parle de réseaux, de nature, de notre monde et de ce qu’il devient. Regardez-le.

Avant le web (et à côté)

Avez-vous déjà entendu parler des BBS (Bulletin Board Systems) ? Aviez-vous déjà pensé au rôle qu’a pu jouer le fax dans l’idée de travail à distance ? Comment faisait-on dans les années 1980 pour faire fonctionner un ordinateur personnel ? Saviez-vous qu’avec le fournisseur d’accès Freesbee, en 2000, aller sur Internet était « non seulement gratuit, mais moins cher » ? En abordant « l’avant » web, la conférence a permis de replacer l’histoire du web dans le temps long.

Jesper Verhoef nous a ainsi présenté le fax « en tant que proto-Internet » et montré comment celui-ci avait commencé à remettre en cause l’équilibre entre vie privée et professionnelle (bien avant que cette question ne se pose de nouveau autour de WeChat en Chine avec Yinan Sun). Kevin Driscoll a étudié le magazine Byte, qu’il assimile à une « communauté par voie postale » utilisant le courrier des lecteurs (et le courrier tout court) pour échanger des infos à une époque où quand on achetait un ordinateur, il ne contenait pas de programmes et il fallait les rentrer soi-même. Valérie Schafer s’est intéressée à la collection de kits d’accès à Internet d’Alain Letenneur pour découvrir ce que le CDrom peut avoir à nous apprendre sur l’Internet des années 2000, son modèle économique, son imaginaire. Niels Brügger a étudié la presse danoise entre 1979 et 1999 pour découvrir comment les réseaux informatiques étaient perçus au Danemark à l’époque (à voir absolument : le site vintage du projet Webhistorie.dk). Susan Aasman a retracé l’évolution de la vidéo en tant que média, des années 1970 à TikTok.

Je pourrais continuer à multiplier les exemples, citer toutes les communications que j’ai entendues (et aussi celles que j’ai loupées parce qu’il y avait deux sessions parallèles)… mais je crois que l’idée à retenir est surtout celle de la recherche d’une forme de continuité ou d’éclairage des transformations que nous vivons à l’heure de la culture numérique et d’Internet, à la lumière d’évolutions plus lointaines et profondes des moyens de communication.

Le berceau du web

Jouant le jeu de nous emmener à l’endroit précis où Tim Berners Lee a imaginé le web, dans le bâtiment 31, en face du data center, les organisateurices de la conférence ont aussi invité trois éminents témoins à nous raconter le CERN au tournant des années 1990 : Robert Cailliau, François Flückiger et Pier Giorgio Innocenti. C’était l’occasion de les entendre évoquer les différents facteurs qui ont fait du web, tel que pensé par Tim Berners Lee dans sa proposition initiale (la fameuse qui a récolté le commentaire « vague but exciting »), une réussite alors que tout le monde travaillait sur des idées similaires à l’époque. Parmi les ingrédients secrets évoqués :

  • 50% de chance, si on en croit Robert Cailliau,
  • le cerveau de Tim Berners Lee, que personne ne comprenait vraiment ^^ mais qui a pensé les choses de manière globale dès le début,
  • une idée géniale : l’URL, une chaîne de caractères unique contenant à la fois un protocole, l’adresse d’un serveur, l’emplacement et le nom d’une ressource,
  • le CERN lui-même, un lieu unique avec une forte expertise, pas de problèmes d’argent et une foule d’ingénieurs habitués à résoudre des problèmes,
  • la simplicité : le web fonctionnait avec seulement deux standards, HTTP et HTML, presque trop simples pour attirer l’attention (au point que l’article proposé par Tim Berners Lee et Robert Cailliau à la conférence Hypertext de 1991 au Texas fut refusé),
  • l’erreur 404 : le web pouvait fonctionner sans qu’on ait besoin de réparer tous les problèmes,
  • enfin et peut-être surtout : la décision prise par le CERN de renoncer à ses droits sur l’invention, et l’utilisation d’une licence ouverte.

En 1995, François Flückiger publie le livre Understanding Networked Multimedia. Selon lui, la plupart des choses, bonnes ou mauvaises, qu’il y avait prédites se sont produites… Mais personne n’avait vu arriver les réseaux sociaux. Une question structurante en matière d’histoire du web.

Des émotions, toujours des émotions !

Les émotions étaient au rendez-vous à travers cette histoire des réseaux et du réseau, et au premier rang de celles-ci, la nostalgie. Le « web d’avant » apparaît comme un espace majoritairement, sinon totalement, tourné vers le partage de la connaissance, porté par des acteurs académiques ou associatifs, voire par les communautés elles-mêmes, espace d’expression d’une contre-culture s’opposant aux modèles de domination capitalistes (et autres).

Dans les travaux de l’initiative « Matter of imagination« , portée par Anya Shchetvina et Nathalie Fridzema, les émotions (nostalgie, beauté, intimité, esprit de jeu, confort…) et les imaginaires (avec des métaphores spatiales : jardins, maisons, autoroutes…) jouent un rôle important pour faire apparaître une opposition entre ce « web d’avant », plus personnel et authentique, et le web commercial contrôlé par les plateformes. Mais ce n’est pas seulement une question de nostalgie : c’est aussi une opposition économique entre le web vu comme un bien commun et les plateformes qui le transforment en espace privé. Se tourner vers le web du passé apparaît comme un moyen de contrecarrer les caractéristiques communes du web, en recherchant une expérience où le web est « lent » plutôt que rapide, « petit » plutôt que gigantesque. À l’exemple du Yesterweb, un mouvement né en 2021 sur Discord, on s’autorise à rêver d’un retour aux sources du web, en faisant la démarche de s’éloigner d’un « web principal » (core web) dominé par des plateformes commerciales en situation de monopole (typiquement, les GAFAM), pour aller vers un « web périphérique », plus discret et reposant sur d’autres modèles de gouvernance.

Nous avons été plusieurs à faire le lien entre ces émotions et la notion de patrimoine. Ainsi, Christian Schwarzenegger étudie la patrimonialisation du jeu vidéo en s’interrogeant sur les émotions liées à la jouabilité et aux réseaux de gamers, dans l’Allemagne des années 80. On retrouve le côté contre-culture, en découvrant comment les jeux vidéos parvenaient à passer le mur qui séparait l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest et à permettre l’émergence de réseaux « pirates ». Mais ce n’est pas tout… En organisant des ateliers avec des communautés de gamers, Christian pose la question de ce qu’il est possible ou souhaitable de patrimonialiser pour rendre compte de cette expérience, cherchant tout particulièrement à identifier les émotions qui sont liées au jeu et les éléments qui sont susceptibles de les susciter à nouveau, dans la perspective de la collecte ou la création d’un nouvel objet patrimonial. La démarche est en fait très proche de ce que j’essaye de faire avec mon étude des émotions patrimoniales liées aux skyblogs (pour en savoir plus, vous pouvez consulter le résumé de mon intervention en attendant que je trouve un moyen / le temps de la publier).

Pour finir, un peu de théorie

Dans la dernière session parallèle à laquelle j’ai assisté, Leah Lievrouw et Paolo Bory sont revenus aux fondements théorique de l’analyse des réseaux en sociologie et en théorie de la communication : Gabriel Tarde (1843-1904) dont les théories ont bien plus tard influencé la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour &co, Georg Simmel (1858-1918), Ferdinand Tönnies (1855-1936) et plus proches de nous, Paul Baran (auteur d’une représentation bien connue des différents types de réseaux), Patrice Flichy ou encore Pierre Musso.

Cette image schématise 3 types différents de réseau : centralisé (1 noeud avec des liens en étoile), décentralisé (plusieurs noeuds reliés entre eux, avec chacun leur étoile) et  distribué (plusieurs noeuds reliés à la façon d'un filet ou d'une grille).
Les différents types de réseau selon Paul Baran (via Paolo Bory)

Ce retour aux fondamentaux fait apparaître une vision anti-structuraliste, « anti-Durkheim » des réseaux comme environnements inter-personnels qui commencent avec des relations sociales avant que leurs interactions ne fassent apparaître et évoluer des structures. À trop se focaliser sur la catégorisation des nœuds, plutôt que de s’intéresser à la nature constamment changeante (« ever-changing« ) des liens, les réseaux acquièrent une dimension aliénante. L’idée d’un réseau décentralisé comme le web portait de grands espoirs en terme de connexion, d’interopérabilité, de créativité, etc. De fait, à travers les plateformes, elle débouche sur un réseau atomisé, où les individus ne sont pas reliés mais divisés et séparés, tandis que le réseau ne cherche qu’à se nourrir lui-même. Est-ce vraiment le type de réseau que nous voulons ?

Quelques références

Fluckiger François, Understanding networked multimedia: applications and technology, London, Prentice Hall, 1995.

Berners-Lee Tim et Fischetti Mark, Weaving the Web: the past, present and future of the World Wide Web by its inventor, London, Orion business book, 1999.

Castells Manuel, The rise of network society, Oxford, Blackwell, 1999.

Brügger Niels (ed.), Web 25: histories from the first 25 years of the World Wide Web, New York, Peter Lang, 2017.

Aasman Susan, Fickers Andreas et Wachelder Joseph (eds.), Materializing memories: dispositifs, generations, amateurs, New York, Bloomsbury Academic, 2018.

Schafer Valérie (ed.), Temps et temporalités du Web, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018.

Brügger Niels, The archived web: doing history in the digital age, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2018.

Turner Fred, Vannini Laurent et Cardon Dominique Préfacier, Aux sources de l’utopie numérique: de la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, Caen, C&F éditions, 2021.

Musso Pierre, L’imaginaire du réseau, Paris, Editions Manucius, 2022.

Recherche : bilan personnel 2024

Sur le modèle de ce que j’avais fait en 2023, voici mon bilan de recherche annuel : je précise que l’objectif principal de ce listing laborieux est 1) d’évaluer mon propre avancement sur une part de mon travail qui n’est pas évidente à mesurer et 2) d’avoir des données sous la main pour les évaluations Hcéres et autres. Au passage, cela permet de donner quelques nouvelles fraîches à défaut de blogging régulier ;-)

Mes sujets et projets de recherche

L’un des principaux défis, dans la liberté sans bornes qu’offre un poste d’enseignante-chercheuse, consiste à ne pas se disperser. Il y a tellement de sujets passionnants, de potentialités, d’invitations ! Il est assez facile de se retrouver en surcharge (surtout que généralement les engagements qu’on prend ne se concrétisent que plusieurs mois après). L’an dernier, j’avais donc décidé de concentrer mon effort sur deux pôles principaux : les archives du web d’une part, et l’intelligence artificielle dans les institutions patrimoniales d’autre part. Et cette décision a porté ses fruits !

Du côté des archives web, nous avons démarré deux projets de recherche jumeaux sur les skyblogs : Skybox et SkyTaste. Le premier est financé par la BnF dans le cadre de son plan quadriennal de la recherche, et le second par l’Université PSL via le dispositif Young Researcher Starting Grant (pour celles et ceux qui se demandent, les « jeunes » chercheurs et chercheuses sont des personnes qui ont soutenu leur thèse depuis moins de 7 ans et sont arrivées à PSL depuis moins de 2 ans, donc j’étais parfaitement dans les clous !) Les skyblogs seront donc, pour les 3 prochaines années, mon principal point d’entrée dans les archives web, notamment à travers l’encadrement de travaux étudiants comme celui d’Alice Guérin. Ce qui va me conduire à faire quelques infidélités à ce blog, puisque nous avons prévu de publier, avec les autres membres du projet, une série de billets mensuels sur le blog Webcorpora de la BnF.

Par ailleurs, je n’écarte pas complètement de mon périmètre d’autres objets connexes de l’histoire du web et du patrimoine numérique. En 2024, j’ai commencé mon premier co-encadrement de thèse avec Christophe Gauthier : il s’agit de la thèse de Christophe Carini-Siguret sur l’artification du jeu vidéo. La question du patrimoine vidéoludique gardera donc un poids important dans mes préoccupations ces prochaines années : cela se concrétise dès 2025 avec un colloque qui aura lieu à l’ENS et à l’ENC les 13 et 14 mai.

Du côté de l’intelligence artificielle, j’ai passé la main en tant que présidente d’AI4LAM, ce qui m’a permis de m’impliquer davantage d’une part dans le chapitre francophone, d’autre part dans le groupe de travail « Teaching and Learning ». Mais surtout, je pilote un autre projet financé cette fois par le Ministère de la culture à travers son appel FTNC : TORNE-H, porté par le Musée des Arts Déco et dont la chercheuse principale est Marion Charpier. L’objectif de cette recherche est de démontrer la valeur ajoutée des méthodes de computer vision pour analyser des collections muséales non décrites et d’étudier l’impact de l’intégration de l’IA dans les processus de travail du musée. Cela m’a aussi donné l’occasion de m’impliquer dans le consortium Huma-Num PictorIA, dont l’École des chartes est partenaire.

On est d’accord que tout ceci ne représente que 40 à 50% de mon temps de travail en moyenne, donc vous comprenez pourquoi il faut se mettre des limites…

Conférences, journées d’études, colloques…

L’année 2024 a de nouveau été bien riche en événements, avec pour commencer une série de conférences plus ou moins « grand public » sur l’intelligence artificielle dans les institutions patrimoniales. Cette thématique est liée à mon implication dans AI4LAM et pas vraiment à mon activité de recherche au sens strict mais notons-les ici quand même…

  • Le 1er février, j’ai participé à la journée d’études « Ce que l’Intelligence Artificielle change à l’Université » organisée par la BU de Nantes et la chaire UNESCO RELIA. J’y ai donné une conférence introductive que vous pouvez revoir ici et j’ai contribué à faciliter un atelier conçu par Jean-Philippe Moreux sur la computer vision (support ici).
  • Le 2 mai, j’ai été invitée par les bibliothèques de la ville de Paris à participer au festival Numok pour parler de l’IA en bibliothèque. La captation est disponible ici.
  • Le 1er juillet, j’ai été invitée à participer aux « journée réseau » du SCD de l’université de Toulouse, un événement interne pour lequel j’ai proposé une conférence intitulée « Comment l’intelligence artificielle transforme la recherche documentaire ». Une répétition pour…
  • … le 6 novembre, à Bordeaux, dans le cadre de la journée d’études « L’intelligence artificielle dans les espaces documentaires et bibliothéconomiques » organisée par l’INSPE de Bordeaux. La thématique était la même : « Comment l’intelligence artificielle transforme la recherche documentaire ». Mon support de présentation est accessible sur le site de la journée.
  • enfin le 9 décembre, j’ai donné une conférence à l’ENC dans le cadre du cycle « Chartistes à l’œuvre » sur le thème « Intelligence artificielle et institutions patrimoniales » (captation vidéo).

Cette liste vous fournit plusieurs captations généralistes sur l’IA dans les institutions patrimoniales : j’ai donc décidé de ne plus accepter d’intervenir sur ce thème (parce qu’à partir d’un certain moment, ce n’est plus des conférences, c’est du théâtre…) pour me concentrer sur des approches plus spécifiques liées à TORNE-H en particulier.

Ainsi, d’autres événements ont donné lieu à des communications, soit dans le cadre d’AI4LAM, soit du projet TORNE-H, soit enfin dans le cadre du consortium Huma-Num PictorIA récemment créé (et parfois un peu des trois). Parmi ceux-ci :

  • Le 24 janvier, nous avons présenté avec Marion Charpier une conférence intitulée « Using IIIF as an education tool in AI/ML for DH students » dans le cadre du groupe IIIF AI/ML qui joint les communautés AI4LAM et IIIF.
  • Le 3 juin, le chapitre francophone AI4LAM a organisé une rencontre régionale à Strasbourg en partenariat avec la BNUS, sur le thème  « Intelligence artificielle, patrimoine et humanités numériques ». J’y suis intervenue à deux voix avec Elsa Van Kote pour une présentation intitulée « Du master TNAH au réseau des MSH. Formation et services à la recherche autour de l’intelligence artificielle pour les humanités numériques » (compte-rendu et captation de la journée).
  • Le 26 juin, avec Marion, nous avons animé un atelier PictorIA d’initiation à IIIF.
  • Enfin le 7 novembre, j’étais à DH Nord ; la conférence portait cette année sur « Prospective et nouvelles perspectives en humanités numériques » et j’y ai présenté une intervention intitulée « Intelligence artificielle : enjeux et perspectives pour les institutions patrimoniales » (très original).

En plus de tout ça, il y a un événement un peu à part, car il va donner lieu à une publication : il s’agit des journées doctorales organisées conjointement par le Centre Jean-Mabillon et l’Université de Wuhan à l’École des chartes, les 19 et 20 septembre, sur le thème « Cultural Heritage and Digital Humanities ». En plus, j’y ai contribué à deux communications : la première avec Alexandre Faye sur le thème « Archiving the vernacular web: the example of skyblogs« , et la deuxième avec Marion Charpier intitulée “TORNE-H, an AI-based data processing worfklow for photographic collections”.

Je voudrais enfin faire une place à part aux deux grandes conférences internationales auxquelles j’ai participé cette année :

  • la WAC (Web archiving conference) se tenait cette année à la BnF, du 24 au 26 avril. Un grand merci à mes ancien.ne.s collègues qui m’ont ainsi donné l’occasion de renouer avec la communauté IIPC qui travaille sur les archives du web. J’y ai animé la table-ronde d’ouverture, qui portait sur les skyblogs : « Here Ya Free! Crossed Views on Skyblog, the French Pioneer of Digital Social Networks« . La captation est à revoir à tout prix, c’était génial ! Avec ma collègue Valérie Schafer, nous avons aussi profité de cet événement pour organiser pendant les jours précédents une école de printemps pour les jeunes chercheurs et chercheuses sur les archives web (Early Scholars Spring School on Web Archives), un événement que nous avons prévu de répéter à l’avenir.
  • La conférence annuelle d’AI4LAM, Fantastic Futures 2024, a eu lieu à Canberra en Australie (voir mon compte-rendu). Mon intervention, préparée conjointement avec Marion Charpier et Jean-Philippe Moreux, s’intitulait « Computer vision in the museum: perspectives at the MAD Paris » (captation).

Publications

Du côté des publications, l’événement de l’année c’était bien sûr le livre De l’écran à l’émotion, paru en juin 2024 aux éditions de l’École des chartes. Pas mal de choses se sont passées en périphérie de cette actualité éditoriale. Grâce à la complicité de Mélanie Leroy-Terquem, j’ai organisé le 2 octobre une présentation du livre à la BnF. J’ai aussi été interviewée dans Archimag et j’ai publié un article de vulgarisation dans The Conversation France.

Sinon, les actes du colloque RESAW de 2023 sont parus (Exploring the Archived Web during a Highly Transformative Age, sous la direction de Sophie Gebeil et Jean-Christophe Peyssard). Ils contiennent un article co-écrit avec Sara Aubry, Audrey Baneyx, Laurence Favier, Alexandre Faye, Marie-Madeleine Géroudet et Benjamin Ooghe-Tabanou : « A Network to develop the use of web archives: Three outcomes of the ResPaDon project« .

Un autre article collectif a été accueilli dans la revue Culture et Recherche sur recherche et intelligence artificielle paru cette année (n°147, automne-hiver 2024) au titre du chapitre francophone d’AI4LAM.

Pour finir, j’ai pulvérisé mon magnifique score de nombre de billets sur le blog (on était à 3 l’an dernier, on passe à 4 !!!) mais je ne citerai ici que celui qui contient du contenu original (hors compte-rendu de conférences) : « Le futur de la recherche documentaire : RAG time ! » S’y ajoute le billet sur le blog WebCorpora concernant les projets Skybox et SkyTaste. On va remettre le blogging à la mode ;-)

Activités diverses

S’il fallait vraiment lister TOUT ce que je fais au titre de la recherche… On pourrait ajouter la relecture d’articles en « peer-review » (pour la revue Humanités Numériques notamment), l’évaluation de projets de recherche (pour BELSPO), la participation à des comités scientifiques qui préparent les programmes et évaluent les réponses aux appels à contributions (Document numérique et société, WAC 2025, RESAW 2025), la participation au conseil scientifique d’Huma-Num et au comité d’orientation de l’Equipex Commons. Nous avons aussi passé pas mal de temps, avec Laurence Favier, Madeleine Géroudet et d’autres contributeurs et contributrices, à fignoler les actes du colloque ResPaDon, publiés en ce début d’année dans la revue LCN (mais ça comptera dans les publications de 2025 !)

Il faudrait aussi mentionner les directions de mémoire de master, qui ont inclus cette année en M1 les travaux d’Alice Guérin, de Sarah Ambec et de Juliette Benguigui, et les mémoires de M2 de Natacha Grim, Mohammed Mechentel, Kutay Sefil, Camille Ferrari, Elliot Fabert, Mathilde Prades, et Selma Bensidhoum (ce dernier en co-direction avec Émeline Levasseur). Merci à elles et à eux, et félicitations !

Pour finir sur une note moins boris-viannesque, je voudrais mentionner une dernière activité inclassable : une résidence que j’ai effectuée au sein du laboratoire C2DH de l’Université du Luxembourg, du 29 au 31 mai 2024, dans le cadre du dispositif Erasmus+ (oui ça existe aussi pour les profs !) C’était vraiment une expérience très chouette, j’ai appris beaucoup de choses et suis repartie avec plein d’idées pour mes projets. Un grand merci à Valérie Schafer, Frédéric Clavert et Benoît Majerus pour leur accueil !

Les futurs fantastiques la tête en bas (édition 2024)

Dans la pénombre de la salle de cinéma de la National Film and Sound Archive (NFSA), dans une lumière oscillant entre le bleu Klein et un vert électrique qui fait surgir les reflets de bas-reliefs animaliers, une dame âgée monte sur l’estrade. L’écran derrière elle nous apprend qu’il s’agit d’Aunty Violet Sheridan, ancienne des Ngunnawal, et qu’elle est là pour nous accueillir. Ce message de bienvenue a vocation à protéger notre âme car, nous explique-t-elle, il ne nous viendrait jamais à l’idée d’entrer chez quelqu’un sans y être invité. La puissance de son message me fait encore frissonner. Une main tendue, certes, mais sans oublier la douleur d’une histoire dont nous héritons ensemble, et accompagnée d’un message d’espoir pour le futur, qui a aussi un goût d’avertissement, alors que l’Australie vient de célébrer le (triste) anniversaire du référendum concernant le « Indigenous voice to parliament« . Aucun.e australien.ne ne montera sur cette même estrade pendant ces deux jours sans saluer le peuple ngunnawal et les autres peuples aborigènes, reconnaître leur propriété des terres « où nous vivons et travaillons », et présenter ses respects à leurs aînés.

Welcome by Aunty Violet Sheridan, Senior Ngunnawal Elder

En débutant ainsi ce billet, je veux moi aussi adresser ma reconnaissance à Aunty Violet pour son accueil et aux peuples aborigènes des différentes terres que j’ai foulées. En tant qu’européenne, une des rares à avoir participé à cette édition australe de la conférence annuelle d’AI4LAM, j’ai vécu cet enjeu comme la secousse la plus importante, la plus riche en apprentissage de mon passage « down under« . L’intensité de ce qui se joue ici est difficilement perceptible sans faire le voyage, car comme l’évoquaient les collègues du projet IReal, le respect ne fait pas bon ménage avec l’urgence, et trouver un autre rapport culturel au temps et à l’espace implique de ralentir. Faire plus de vingt heures d’avion pour arriver à l’autre bout de la planète était une façon de me confronter à cette lenteur ; de renoncer à l’immédiateté permise par le numérique et la visioconférence et d’en faire l’expérience corporelle. La question de « comment on hérite » du passé colonial, en tant que personne mais aussi en tant qu’agent des institutions patrimoniales européennes, a été traversante pendant ces quelques jours, et je suis toujours à la recherche de mon douzième chameau*. C’est donc tout naturellement que je traiterai les « questions indigènes » (indigenous matters) en premier dans ma synthèse, avant d’aborder des thématiques plus classiques dans le paysage de l’intelligence artificielle.

« Data is land »

Cet aphorisme est revenu à plusieurs reprise ponctuer des conversations et présentations axées sur les enjeux de l’IA en lien avec les communautés indigènes en Australie et en Aotearoa-Nouvelle-Zélande. « Data is land« , c’est l’idée qu’il faut rendre aux communautés indigènes la gouvernance et la souveraineté sur leurs données, une approche qui pose problème pour des nations qui n’ont pas d’existence en tant qu’États et dont la culture emprunte d’autres voies que celles qui sont protégées par les lois occidentales. J’ai ainsi découvert le terme « ICIP » (Indigenous Cultural & Intellectual Property) : au-delà de notre bon vieux droit d’auteur moral et patrimonial, il s’agit de se pencher sur la question du respect du sacré, de la transmission générationnelle des savoirs et des cultures, de l’appartenance de ce patrimoine à la communauté de manière collective. Derrière ces concepts, l’idée clef est que ces communautés devraient avoir le contrôle sur la façon dont leur culture et les données afférentes sont utilisées, la possibilité de créer et gérer leurs propres archives, et la capacité à construire sur cette base des modèles de connaissance mais aussi des modèles économiques.

Ce dernier point est particulièrement important dans un contexte où, comme nous l’a rappelé Peter-Lucas Jones, la majorité des personnes incarcérées en Nouvelle-Zélande sont d’origine aborigène, et où cette forme de réparation vise des personnes qui ont été privées de leurs terres et de leurs ressources, vivant souvent dans une extrême pauvreté (je tiens de ma collègue canadienne assise à côté de moi que la situation est comparable pour les premières nations des Amériques). Dans ce contexte, l’éducation à l’IA (AI literacy) en direction de ces populations est d’autant plus cruciale, en termes d’égalité des chances notamment pour celles et ceux qui entrent à l’université.

Derrière ces principes, les actions concrètes incluent par exemple le recensement des données en lien avec les communautés indigènes dans les archives de l’ANU (Australia National University) pour permettre à ces communautés d’identifier les matériaux qui les concernent, la mise en place de partenariats avec les « big tech companies » (Microsoft et Amazon AWS) pour pallier l’absence de datacenters sur le territoire de la Nouvelle-Zélande, la mise en place d’actions de communication et de formation, l’adoption des principes CARE en plus des principes FAIR, ou encore la création de modèles d’IA adaptés aux langues à faibles ressources de ces communautés. Face à tous ces enjeux, les institutions patrimoniales sont vues comme des alliées… mais sans oublier que leurs collections se sont longtemps construites par la prédation d’objets venus d’autres cultures et de communautés qui se sont trouvées dépossédées de leur patrimoine (Peter-Lucas Jones a employé le terme très fort de « scavenging » ).

« Langage is culture »

« … and speech-to-text is invasion. » Je cite de nouveau Peter-Lucas Jones qui a un sacré sens de la formule ;-)

L’oralité tient en effet une place considérable dans les cultures locales, comme en témoigne l’existence d’un studio d’histoire orale au sein de la NLA (National Library of Australia) qui détient plus de 60.000 heures d’enregistrements et missionne 80 interviewers pour poursuivre ce travail. Cette collecte est considérée, au même titre que le dépôt légal des livres ou du web, comme une façon de faire entrer la culture australienne dans les collections. Les archives audiovisuelles tiennent aussi une place importante aux archives nationales d’Australie (NAA) et bien sûr, elles sont au cœur de l’activité de la NFSA. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’un des usages de l’IA les plus mis en lumière à l’occasion de cette édition des « Futurs Fantastiques » ait été le speech-to-text.

Là aussi, le déplacement vers les contrées du Pacifique permet d’apporter une perspective différente. Kathy Reid nous a ainsi montré les variations importantes dans l’analyse des différents accents anglais par Whisper, le modèle ouvert d’OpenAI qui domine actuellement le marché et a été entraîné sur 680.000 heures de contenus issus d’Internet. Les écossais sont ceux dont l’accent est le moins bien reconnu, tandis que les australiens sont obligés d’imiter l’accent américain quand ils parlent à leur téléphone pour être compris ! La NFSA nous a montré, de son côté, comment elle apprenait à Whisper à parler l’australien, en générant d’abord des histoires truffées d’argot et de noms de lieux spécifiques, avant de les faire lire à haute voix par des locuteurs nationaux, de générer des transcriptions qui sont ensuite corrigées, et enfin utilisées pour entraîner le modèle. On retiendra que c’est une méthode sacrément « bikkie » (« bikkie » est l’argot australien pour « biscuit » mais pour une raison inconnue, l’IA générative semblait penser que ça voulait dire « génial » ;-)

Architecture d’industrialisation du speech-to-text à la NFSA

Dans ce contexte, et plus encore s’agissant des langues indigènes qui n’étaient pas faites à l’origine pour être mises par écrit, l’enjeu des technologies IA qui traitent de la langue est important. Des benchmarks comme le Flores paper permettent d’évaluer le traitement des différentes langues, notamment celles qui sont considérées comme « à faibles ressources ». Mais la façon dont sont traitées les langues indigènes n’est pas toujours considérée par les personnes concernées comme satisfaisante (traductions approximatives, locuteurs non natifs…) et là aussi, l’enjeu est de leur permettre de reprendre la main sur leur langue et la façon dont elle est outillée avec l’IA. C’est une véritable « guerre des tokens » (l’expression est de Kathy Reid) qui s’annonce et dans laquelle la mise en place de politiques et de benchmarks jouera un rôle important.

L’an 2 après Kraken

Il arrive parfois que les conférences génèrent des gimmicks, des expressions heureuses qui percutent et s’installent, reprises d’un.e intervenant.e à l’autre. Celle-ci était particulièrement riche en la matière : quelqu’un a rappelé le tournant qu’a été la présentation au public de ChatGPT fin 2022, quelqu’un d’autre a évoqué cet événement comme étant l’avènement du « kraken » et à partir de là, tout le monde s’est mis à positionner ses projets en fonction d’une frontière temporelle symbolique : before or after Kraken.

Deux ans après Kraken, donc, la conférence est marquée par ces grands modèles qui se sont fait une place prépondérante dans le paysage. J’ai déjà parlé de Whisper, mais outre GPT-2, 3 et 4 (toujours OpenAI), il y a aussi LLAMA (de Facebook) et Mistral côté LLM, et dans le domaine de la vision artificielle, CLIP (toujours d’OpenAI) est revenu à plusieurs reprises ainsi que Florence-2 (de Microsoft).

Le « moment Transformers » vu par Lindsay King et Peter Leonard de Stanford

Dans ce contexte, le cas d’usage que j’appellerais « anything-to-text » se précise. Qu’il s’agisse d’audio, de vidéo, d’images, d’écriture imprimée ou manuscrite, on a pu voir les exemples se multiplier, l’enjeu étant le passage à l’échelle ou l’industrialisation. En vrac :

  • la NFSA a créé Bowerbird, un moteur capable d’extraire le texte de contenu vidéo, associé à une interface de gestion des transcriptions (il a fallu 50 jours de traitement pour produire une première version transcrite de la totalité de la collection : 20 années linéaires de contenu)
  • L’Université de Stanford a expérimenté la mise en place d’archives conversationnelles multimodales, utilisant le RAG et les intelligences artificielles génératives pour interroger des collections de photos et des archives concernant l’histoire de la Sillicon Valley
  • la British Library travaille à l’industrialisation de ses workflows d’HTR, en travaillant notamment sur les écritures non latines,
  • la Queensland Art Gallery a développé une application mobile permettant d’afficher les métadonnées d’un tableau en l’identifiant par similarité, l’entraînement du modèle étant intégré à l’application qui gère la sécurité des œuvres exposées
  • le studio Kopi Su à Sydney propose à des musiciens d’expérimenter avec des systèmes d’IA générative musicale qui passent par le texte et l’image pour générer des sons
  • le Los Alamos National Laboratory a testé l’amélioration des données d’autorité avec des LLM
  • etc.

L’importance d’évaluer

Face à tous ces cas d’usages, un enjeu se fait particulièrement sentir cette année : celui de l’évaluation des résultats fournis par l’IA. Avec pour point de départ le workshop de la Library of Congress sur son AI planning framework (qui nous avait déjà été présenté plus rapidement l’an dernier), une question à se poser en amont est de savoir à quoi ressemblerait le succès quand on entreprend un projet IA. L’enquête présentée par Emily Pugh du Getty, par exemple, avait pour objectif de remonter aux sources des pratiques des historiens de l’art afin de comprendre comment les métadonnées générées par IA pourraient leur rendre service.

En aval, la construction de protocoles permettant de tester différents modèles et d’évaluer la qualité des résultats qu’ils produisent est actuellement une activité prépondérante dans la communauté**. C’était d’ailleurs l’objet de ma propre présentation, dans laquelle j’ai résumé les travaux conduits au Musée des Arts Déco par Marion Charpier, avec la contribution de Natacha Grim (TNAH power !) – je remercie aussi Jean-Philippe Moreux et Bénédicte Gady, respectivement expert et sponsor du projet, et si vous souhaitez en savoir plus, je vous renvoie à la présentation faite par Marion lors du dernier webinaire du chapitre francophone d’AI4LAM.

Je retiendrai en complément trois présentations particulièrement marquantes, qui ont abordé cette question de l’évaluation des résultats de l’IA.

En Norvège, le projet Mimir avait pour objectif de répondre à une question du gouvernement portant sur l’apport des œuvres protégées par le droit d’auteur à la qualité des réponses fournies par les LLM, lorsque ceux-ci sont entraînés à partir de telles œuvres. Pour cela, la National Library of Norway a mis au point un jeu de données permettant de différencier très finement plusieurs types de corpus (œuvres libres de droits, fiction et non-fiction, journaux…) de façon à identifier lesquels présentent l’apport le plus significatif pour entraîner un LLM à effectuer un certain nombre de tâches en matière de langage. L’évaluation a permis de montrer que les œuvres sous droit améliorent de façon certaine les résultats, mais que l’inclusion de corpus de fiction dans l’entraînement peut au contraire avoir un effet de détérioration de la qualité.

Javier de la Rosa présente le projet Mimir

À l’Université d’Indiana aux USA, c’est le speech-to-text qu’il s’agissait d’évaluer, et en particulier les performances de différentes versions de Whisper, dans le contexte particulier des Etats-Unis où une loi oblige désormais les institutions à rendre accessibles les contenus audiovisuels en fournissant des transcriptions. Ici, l’enjeu était de tester l’extraction de texte sur une grande diversité de supports et de types de contenus, de manière à déterminer une approche générique.

Enfin la NLA a également procédé à des tests, cette fois dans le domaine de la vision artificielle, l’objectif étant d’améliorer la découvrabilité des images dans Trove (équivalent australien de notre Gallica). Leur approche consiste à générer des descriptions des images avec un LLM de façon à permettre une recherche par mot-clefs, pas seulement sur des éléments iconographiques (ce que représente l’image) mais aussi des concepts comme des styles architecturaux, des ambiances, des émotions. Les descriptions générées permettent aussi de rapprocher des images qui se ressemblent (recherche par similarité et clustering) non pas en rapprochant directement les images, mais plutôt les textes générés. Pour cela, ces derniers sont transformés en vecteurs et injectés dans le moteur SolR qui sert d’outil d’accès. Trois modèles ont été comparés grâce à un protocole comprenant des questions types et une interface développée ad hoc (un peu façon Compar:IA) : CLIP et GPT-4 vision d’OpenAI, et Phi-3.5 vision de Microsoft.

Francis Crimmins présente les résultats de l’évaluation des modèles de vision artificielle à la NLA

Pour finir ces considérations sur l’évaluation, je voudrais mentionner l’enquête sur l’intégration des enrichissements de métadonnées (IA ou crowdsourcing) dans les bases de données de collections, réalisée par les partenaires du projet Collective Wisdom. Loin de dresser un paysage catastrophique, l’enquête révèle que la majorité des répondants sont parvenus, d’une manière ou d’une autre, à réinjecter les métadonnées enrichies dans leurs systèmes, la plupart du temps après une forme de contrôle qualité. Le principal obstacle en la matière réside moins dans les limitations techniques des formats et des systèmes (même si MARC a été mentionné !) que dans l’accord des parties prenantes sur la notion de qualité attendue de ces enrichissements.

Perspectives spatio-temporelles

Pour conclure, l’apport de la conférence de cette année résidait pour une part dans sa localisation originale, qui a apporté des perspectives nouvelles sur des enjeux de décolonisation, cruciaux dès lors qu’on s’intéresse à ces technologies et d’une façon plus générale, aux questions patrimoniales. Par ailleurs, la succession des conférences « futurs fantastiques » fournit une vision diachronique passionnante quant à l’intégration des questions d’IA dans les bibliothèques, les archives et les musées. Elle fait apparaître un effet de balancier, alternant les moments où la communauté expérimente tous azimuts et ceux où elle se met en quête de stabilisation et d’intégration des acquis dans ses processus et ses données. Cette année, le balancier penche de ce 2e côté et fournit de nombreuses inspirations pour qui veut conduire un projet d’IA en institution patrimoniale, en utilisant les modèles désormais disponibles.

Fin de journée dans la cour de la NFSA

Un grand merci aux organisateurs et organisatrices de cette très belle édition ! En attendant de revoir la conférence en vidéo, vous pouvez consulter les résumés des interventions sur la page du programme. Et sinon, rendez-vous l’an prochain à Londres pour de nouvelles aventures ! D’ici là, les webinaires mensuels de la communauté internationale sont ouverts à tous et toutes, ainsi que les réunions du chapitre francophone toutes les 6 semaines (la prochaine devrait avoir lieu le 19/11). Rejoignez-nous !

*Le douzième chameau fait référence à une fable citée par Vinciane Despret et Isabelle Stengers dans leur livre Les faiseuses d’histoires : que font les femmes à la pensée ? (La Découverte, 2011), dont je ne peux que recommander la lecture à toutes les femmes engagées dans des carrières universitaires.

**Cela me donne l’occasion de saluer l’actualité du projet Compar:IA, qui vient de voir le jour en France ! Et qui devrait d’ailleurs être à l’ordre du jour de la prochaine réunion du chapitre francophone d’AI4LAM.

Recherche : bilan personnel 2023

Quitter la conservation pour aller sur un poste d’enseignant-chercheur, cela implique de consacrer une partie de son temps à la recherche et ses activités connexes : conférences et publications. 2023 a été ma première année complète en la matière ; dans un esprit « science ouverte », voici donc le bilan de mes activités de recherche l’année passée (ça me sera surtout utile quand on me demandera d’en rendre compte :-)

Mes sujets et projets de recherche

Dans la continuité de ma thèse, mon champ de recherche porte sur la patrimonialisation du numérique et plus spécifiquement, le processus qui conduit à l’émergence de nouveaux objets patrimoniaux reflétant la culture numérique, ainsi que l’évolution des institutions patrimoniales en matière de gestion de leurs collections numérisées ou nées-numériques. C’est un sujet qui ouvre pas mal de pistes, et j’ai donc décidé de concentrer mon effort sur deux pôles principaux : les archives du web d’une part, et l’intelligence artificielle dans les institutions patrimoniales d’autre part.

L’année 2023 a ainsi été marquée par la fin du projet ResPaDon, dans lequel je suis restée engagée après mon départ de la BnF, et qui nous a occupés avec l’organisation d’une journée d’étude professionnelle conclusive et du colloque international de fin de projet. J’ai par ailleurs poursuivi mon implication dans AI4LAM où j’ai assuré une deuxième année de co-présidence du secrétariat avec Neil Fitzgerald. Cette deuxième activité m’a valu pas mal d’invitations à divers événements.

Sinon, j’ai passé une bonne partie de l’année à travailler sur le manuscrit d’un livre qui devrait paraître en 2024 aux éditions de l’École des chartes, et qui reprend en partie le mémoire de mon doctorat sur travaux (enrichi, élargi et pas mal réécrit). Ce qui ne m’a pas empêchée d’écrire quand même quelques articles !

Bilan complet ci-dessous.

Conférences, journées d’études, colloques…

L’année 2023 a été riche en événements, au-delà des temps forts qu’ont été les rencontres que j’ai contribué à organiser, à savoir le colloque ResPaDon « Le web : source et archive » en avril à Lille et la conférence annuelle de la communauté AI4LAM à Vancouver. J’ai aussi été impliquée dans les comités scientifiques de la journée d’études des doctorants du Centre Jean-Mabillon et de celle de l’ADEMEC sur l’open data. J’ai eu pas mal d’occasions d’animer ou participer à des tables rondes en lien direct avec mes activités (dans ResPaDon, dans AI4LAM ou encore dans le master TNAH). Mais c’est aussi une année où je me suis autorisée à passer une tête pour le plaisir, virtuellement ou pas, dans des conférences où je n’avais pas de présentation à faire ni de table ronde à animer… Par exemple le super webinaire du C2DH sur les usages pédagogiques de Chat-GPT (enregistrement disponible), la journée d’études NumFem2023 du CIS (Le numérique comme méthodes et terrains. Perspectives féministes), un atelier sur le Linked Art adossé à EuropeanaTech et un autre organisé par le SCAI sur l’utilisation de l’IA dans les sciences du patrimoine. Et tout ça était vraiment passionnant !

Je liste ci-dessous les événements dans lesquels je suis intervenue, en commençant par celles qui ont donné ou donneront lieu à des publications :

Voici maintenant les conférences où j’ai fait des présentations sans publication (parfois avec captation vidéo néanmoins) :

Et pour finir, les contributions à des tables rondes ou des présentations plus informelles :

Publications

Sinon, un enseignant-chercheur, ça publie ;-) Et ça tombe bien, c’est une activité que j’apprécie particulièrement. Alors si je prévois surtout d’en récolter les fruits en 2024 avec mon livre, voici quand même un bilan plutôt positif pour cette année :

  • J’ai publié dans la revue Balisages de l’ENSSIB (n°6) un article scientifique intitulé « Trente ans de numérique à la BnF. Devenir d’une utopie. » Lui aussi est essentiellement tiré de mon mémoire de doctorat, mais la partie méthodologique est toute neuve.
  • J’ai eu le privilège d’être invitée à préfacer l’ouvrage de Véronique Mesguich, Les bibliothèques face au monde des données (Presses de l’ENSSIB, 2023). Une très bonne entrée en matière pour tous les professionnels qui s’interrogent sur ces questions, et y trouveront une vision panoramique de la situation actuelle.
  • J’ai également contribué au très riche numéro de Culture et Recherche sur la science ouverte paru cette année (n°144, printemps-été 2023) en rédigeant un très court article sur les données FAIR, illustré d’un sketchnote maison que j’ai le plaisir de vous offrir ici en CC-BY-NC comme tous les contenus de ce blog ;-)

Blog qui n’était pas en reste puisque cette année j’ai publié 3 billets (waouh -_-) :

Si j’arrive à tenir mes bonnes résolutions, l’année prochaine je ne compterai pas tous les billets dans les publications parce qu’il y en aura trop ! On prend les paris ?

Toujours plus de futurs fantastiques ! (édition 2023)

Vue de la salle principale du bâtiment "The Permanent", avec un plafond en verre coloré

Nous voici à Vancouver, dans une ancienne banque construite en 1907, un bâtiment appelé « The Permanent » qui est désormais le siège canadien d’Internet Archive. C’est là que se sont réunis, en ce mois de novembre 2023, les membres de la communauté AI4LAM, consacrée à l’intelligence artificielle dans les institutions culturelles. Souvenez-vous, j’avais assisté à la conférence Fantastic Futures, 2e édition, à Stanford en 2019, et organisé celle de 2021 à Paris.

Cette année, le programme inclut une journée de workshops et deux jours de conférence plénières (dont les enregistrements vidéo devraient être bientôt diffusés), auxquels s’ajoute une réunion du AI4LAM council, l’un des organes de pilotage de la communauté. Je vous livre ici mon compte-rendu partial, partiel et personnel de ces trois jours de travail fécond : pour la première fois, j’avais la sensation de participer en observatrice, étant sortie de la communauté des professionnels, mais préoccupée par une question en particulier : quelle formation faut-il proposer aux personnes qui vont mener des projets IA dans les bibliothèques, archives et musées dans les années à venir ?

Un enjeu : embarquer !

Si les conférences de 2018 et 2019 étaient celles de la découverte, principalement tournées vers la sensibilisation aux enjeux d’une technologie émergente encore peu utilisée dans le monde culturel, celle de 2021 avait montré la maturité de plusieurs projets massifs dans des institutions pilotes. En 2023, le monde a changé : l’irruption de Chat-GPT est vue comme un déclic qui a fait évoluer la perception de l’IA dans la société et de fait, dans les institutions patrimoniales. Il ne fait désormais plus de doute que l’IA est dans le paysage et va changer la donne pour beaucoup de métiers et d’activités : au-delà des « early adopters« , chacun réfléchit à son « use case« , son projet ; la conférence fait la part belle à l’expérimentation, celle-ci requérant de moins en moins de moyens et de compétences techniques, tant le cloud offre de services clef-en-main.

Pour moi, la question majeure qui se pose cette année c’est comment faire « embarquer » dans le vaisseau AI4LAM de nouveaux collègues, qui ont certes de nouveaux projets, mais souhaitent surtout apprendre, comprendre, s’approprier ces nouveaux outils qui ont à présent fait leurs preuves et découvrir comment les intégrer dans leur quotidien.

Dans ce contexte, beaucoup des personnes présentes à Vancouver font figure de spécialistes, de « passeurs », d’accompagnantes : sans être toujours des expertes en ingénierie, elles peuvent jouer le rôle d’aider à embarquer leurs collègues, que ce soit à l’échelle d’une institution, de la communauté dans son ensemble ou d’un groupe spécifique (comme le chapitre francophone d’AI4LAM récemment créé). La question, c’est comment faire !?

Phase 1 : comprendre

Je m’inspire ici du AI planning framework de la Library of Congress, publié juste la veille de la conférence, pour nommer cette première étape. L’outil est encore jeune et demande à être testé, même si le LC Labs a passé cette année à l’éprouver en interne : nos collègues Laurie Allen et Abbey Potter nous invitent maintenant à nous en saisir pour nous aider notamment dans les phases amont de la planification d’un projet IA.

Quel projet IA êtes-vous ?

L’idée est la suivante : quelqu’un débarque dans votre bureau et vous annonce qu’il ou elle souhaite faire un projet IA sur {insérez ici le sujet de votre choix}. On va alors planifier le projet en 3 phases :

  • une phase d’analyse (understand) visant notamment à évaluer son intérêt, sa faisabilité et à gérer les attentes notamment en matière de qualité du service rendu,
  • une phase d’expérimentations itératives, visant d’abord à voir si la technologie envisagée fonctionne, puis quels résultats on peut espérer en attendre, et enfin comment ceux-ci peuvent s’intégrer dans le fonctionnement du service,
  • et enfin, une phase d’implémentation qui implique la mise en place de politiques et standards qui vont garantir un usage responsable de l’IA.

L’outil créé par le LC Labs prend la forme d’une série de questionnaires (« worksheets« ) qui accompagnent chaque étape et jouent autant un rôle de sensibilisation technique et stratégique que de planification. On y trouvera ainsi une analyse des risques, un diagnostic sur l’état et la disponibilité des données, un plan de traitement données et un modèle de contractualisation (les outils de la phase « implement » sont encore en construction).

Cette phase d’analyse préalable est aussi celle où il va falloir se familiariser avec des notions clefs (qu’est-ce qu’une vérité terrain ? comment entraîner un modèle ? ça veut dire quoi fine-tuner ? etc…) et où la formation (qu’elle porte ce nom ou pas, on a souvent parlé plutôt de montée en compétences collective) va jouer un rôle. Cette question était au cœur de plusieurs des workshops du mercredi, l’un des fils rouges étant d’intégrer l’IA dans la littératie numérique classique des bibliothécaires, à travers des initiatives comme Library Carpentry ou dans des cadres de référence comme celui de l’ACRL (association des bibliothèques de recherche américaines).

Le voir pour le croire

Comprendre, cela passe aussi par le fait de pouvoir soi-même tester et manipuler les outils d’intelligence artificielle. Si Chat-GPT a été une telle révolution (alors que les « LLM », large language models, de type transformers étaient dans le paysage depuis plusieurs années), c’est parce que tout à coup, on disposait d’une interface permettant à n’importe qui de les utiliser. Appliquant ce concept aux GLAMs et au traitement des images (computer vision), le projet AI explorer du Harvard Art Museum propose de se poser la question suivante : chacun de nous voit des choses différentes quand il regarde une œuvre d’art ; que voient les ordinateurs ? Les œuvres du musée numérisées ont été étiquetées avec une palette d’outils IA disponibles sur le marché : on peut dès lors comparer les approches de ces différents outils et observer leur pertinence ou au contraire, leurs hallucinations.

Dans le même esprit, on a cité MonadGPT, un chatbot réalisé par Pierre-Carl Langlais qui a été entraîné uniquement sur des textes du 17e siècle et répond donc aux questions avec une vision du monde arrêtée à cette époque. On mesure ainsi l’impact du choix des corpus d’entraînement sur le résultat obtenu, ce qui permet aussi de relativiser la pertinence d’outils comme Chat-GPT.

Enfin la Teachable Machine de Google (utilisée par Claudia Engel et James Capobianco dans leur workshop) permet d’entraîner un véritable modèle Tensorflow sur des images, des sons ou des mouvements sans avoir besoin de connaître la moindre ligne de code. Voilà qui permet d’appréhender par la pratique ce que veut dire entraîner et tester un modèle : il n’y a rien de tel pour se confronter aux enjeux de sélection des données que cela peut poser. J’ai aussi entendu dire que la Teachable Machine était utilisée dans certains projets où on a besoin de faire entraîner les modèles par des chercheurs qui n’ont pas de compétences techniques, pour ensuite récupérer et déployer le fichier Tensorflow qu’elle génère. Mais là, on entre dans les phases suivantes : expérimenter et implémenter (merci pour la transition !)

Phase 2 : expérimenter

L’expérimentation, c’était vraiment le maître mot de cette conférence : une multitude d’outils, d’exemples, de cas d’usages nous ont été présentés et j’aurais même du mal à tous les lister ici. La démarche était souvent une quête d’appropriation : cet outil existe, il a l’air de fonctionner, ce n’est pas si compliqué que ça de l’utiliser, et si je l’essayais sur mes collections ? Mais ce qui m’a le plus frappée, c’est l’inventivité dont font preuve les collègues pour tirer parti notamment des IA génératives dans les contextes les plus divers.

Prompt engineering et métadonnées

Bien sûr, en tant que bibliothécaires, la première question (ou presque) qu’on se pose, c’est de savoir si on ne pourrait pas générer des métadonnées et des descriptions structurées à partir des documents eux-mêmes. Au-delà des approches qu’on connaissait déjà (comme l’utilisation d’Annif pour générer des indexations sujet), certains se sont lancés dans des opérations complexes de prompt engineering : chaînage, utilisation d’exemples et de fonctions, intégration de Json et d’instructions de formatage aux prompts pour générer des données structurées… Voir par exemple les expérimentations réalisées par le groupe Metadata d’AI4LAM ou encore les travaux de William Weaver sur la transcription des inscriptions figurant sur les herbiers : dans ce dernier cas, il combine segmentation des zones de texte, production d’un OCR et prompt engineering pour passer de la numérisation en mode image à la génération d’un tableur où ces informations sont rangées de manière organisée… merci le LLM !

Chatbots et archives

Une autre « famille » d’applications nous emmène vers une approche complètement nouvelle des archives : et si on pouvait poser des questions aux documents au lieu de les lire ? Plusieurs projets comme Rednal.org se sont penchés sur l’idée d’un chatbot qui se limiterait à un document, un fonds ou un corpus et auquel on pourrait demander par exemple de résumer les idées importantes ou de chercher si telle ou telle information s’y trouve. JSTOR a même déployé ce service en version Beta, en y ajoutant une aide à la recherche qui permet de rebondir depuis un document vers d’autres ressources disponibles sur la plateforme. Ce ne sont pas des idées 100% nouvelles : un assistant pour nous aider à nous balader dans la bibliothèque numérique, on l’avait déjà rêvé, mais grâce à Chat-GPT, ils l’ont fait et le résultat est assez bluffant.

Transcrire et annoter les ressources audiovisuelles

Le traitement des ressources audiovisuelles, et en particulier le speech-to-text avec le modèle open source Whisper, semble être enfin l’un des domaines essentiels d’utilisation de l’IA dans les GLAMs. Le projet conduit par Peter Sullivan pour Interpares sur les archives audio de l’Unesco a montré qu’une approche multilingue était possible (et que la diplomatique pouvait jouer son rôle dans l’amélioration de la génération de métadonnées ;-). Nous avons eu droit à une petite démo de la plateforme australienne ACMI (en Beta) et de l’impressionnant éditeur de workflow d’AMP (Audiovisual Metadata Platform), un générateur open source de métadonnées pour contenus audiovisuels (pas encore en production).

Que retenir de toutes ces expérimentations ? Principalement que cette étape d’expérimentation, la 2e dans le modèle de planification de la LoC, est en fait une phase itérative au cours de laquelle on passe par plusieurs questions :

  • est-ce que cet outil peut marcher sur mes collections ?
  • une fois qu’il fonctionne, quel niveau de qualité peut-on en attendre ?
  • une fois que j’ai atteint le niveau attendu, comment l’intégrer à mes services opérationnels ?

Et ainsi, nous voici en route vers la 3e phase : implémenter.

Phase 3 : implémenter

La question du passage de l’expérimentation « R&D » à la mise en production ou intégration aux services opérationnels était l’un des points abordés dans la table ronde que l’on m’a chargée d’animer avec plusieurs institutions (Stanford et Harvard Libraries, bibliothèque nationale de Norvège, Library of Congress et National Film and Sound Archives en Australie). Ces institutions, dont plusieurs se sont dotées de « Labs », reconnaissent que le pas est difficile à franchir, notamment pour des raisons organisationnelles. Face à l’IA, avant même d’entrer dans les enjeux techniques, se posent des questions de montée en compétences, d’alignement des valeurs et des attentes, de disponibilité des données, de mutualisation des moyens.

J’ai apprécié le fait qu’on nous ait proposé des retours d’expérience divers dans ce domaine : du bilan dressé par la British Library de l’imposant projet Living with machines (qui vient de se terminer) au rapprochement informel de trois institutions fédérales couvrant la palette des LAM (LoC, NARA et Smithsonian) en passant par le comité IA que la bibliothèque de l’Université du Mississippi a mis en place pour répondre aux sollicitations contradictoires des universitaires et étudiants… Il existe bien des modèles et des approches pour envisager l’IA dans les institutions culturelles, qui ne nécessitent pas toutes le même degré d’investissement dans le développement et les infrastructures.

Mais quand même, la question qui brûle toutes les lèvres, c’est de savoir si ces tous ces services innovants sont déployés à l’échelle, visibles, disponibles pour les usagers !

Le « vault », coffre-fort de The Permanent… Les secrets de la mise en production de l’IA sont-ils cachés ici ???
(Photo Neil Fitzgerald)

Alors oui, j’en ai déjà cité quelques exemples : on a des versions Beta à droite et à gauche que l’on peut voir fonctionner ; on a vu par exemple apparaître un nouveau service « Text-on-maps » sur le site de la David Rumsey Historical Map collection de Stanford qui est assez épatant.

Du côté déploiement à l’échelle, on va trouver les « gros » acteurs qui ont à la fois une force de frappe importante en matière d’investissement et l’agilité qui reste difficile à atteindre dans le service public. Internet Archive a ainsi déployé son portail « Internet Archive Scholar » qui utilise l’intelligence artificielle pour repérer des articles scientifiques dans l’archive web et extraire des métadonnées (savourez le logo vintage…) OCLC a testé un algorithme de dédoublonnage des notices dans Worldcat qui leur a permis de passer d’un taux d’élimination des doublons tournant autour de 85-90% à plus de 97%, sur des millions de notices. Ainsi, certaines applications de l’IA sont mises en service « dans l’ombre », à un endroit où l’internaute ne peut pas les voir mais bénéficie du service rendu : recadrer les pages issues de la numérisation ou améliorer la qualité de l’OCR chez Internet Archive, marquer les « unes » des journaux numérisés à la Bibliothèque nationale de Norvège…

La technologie et l’humain

Au final, quand on examine tous ces projets (y compris ceux de la phase expérimentale), c’est souvent la question de la qualité des données qui freine, voire empêche la mise en production. Quand on exige un taux d’erreur nul ou presque, l’automatisation est-elle la bonne solution ? Beaucoup répondent en proposant de voir l’IA comme un « copilote », qui ne va pas résoudre tous les problèmes mais seulement faciliter ou assister le travail des humains dans une collaboration fructueuse. Les humains sont donc toujours dans la boucle (Human-in-the-loop comme on dit en anglais).

Ce qui nous amène aux questions éthiques, loin d’être absentes de cette édition puisque les deux conférences introductives les ont abordées, sous des angles différents. Thomas Mboa, chercheur en résidence au CEIMIA, a développé le concept de technocolonialité, posant l’idée qu’à l’heure actuelle, l’enjeu de la colonisation n’est plus géographique : nous sommes tous colonisés par la technologie, et il nous revient de veiller à préserver notre intégrité culturelle, en luttant contre l’extractivisme numérique (exploitation des fournisseurs de données, par le digital labor et autres) et le data-colonialisme, et en luttant en faveur de l’ouverture, de la justice des données et de la mise en places d’écosystèmes de confiance entre les acteurs.

C’est encore la confiance qui était mise en avant par Michael Ridley de l’Université de Guelph au Canada, deuxième conférencier qui prônait l’explicabilité de l’intelligence artificielle (couverte par le sigle XAI), pas seulement pour les développeurs qui cherchent à ouvrir la boîte noire, mais pour toutes celles et ceux qui interagissent avec ces algorithmes. Ces différentes visions concouraient finalement à envisager l’IA comme un collaborateur de plus dans une équipe et à parler, plutôt que d’intelligence artificielle, « d’intelligence augmentée ».

En guise de conclusion, un plan d’action

Il y aurait sans doute encore beaucoup à dire, mais je vais clore ce billet déjà trop long en revenant sur ma question de départ : aujourd’hui, à quoi faut-il former les professionnels qui auront à mener des projets IA dans des institutions culturelles ? (Par exemple dans le cadre d’un master dont ce serait précisément la fonction…) Au-delà des bases théoriques de l’IA et des principaux cas d’usage, il me semble qu’il y a plusieurs idées qui méritent d’être creusées :

  • analyser, diagnostiquer, faire des études amont pour déterminer la faisabilité d’un projet : prendre en main l’outil de planning de la LoC, le tester, voire le traduire en français pourrait être très utile dans ce contexte ;
  • utiliser des API pour intégrer les différents modèles existants dans une chaîne de traitement de données ;
  • faire du prompt engineering avancé pour apprendre à exploiter de manière productive les LLM, en combinaison avec d’autres outils de traitement comme l’OCR/HTR par exemple ;
  • travailler sur la qualité des données en amont comme en aval du processus IA, maîtriser les métriques habituels (précision, rappel etc.) mais aussi savoir élaborer des démarches d’évaluation de la qualité spécifiques à des contextes ou des usages particuliers ;
  • enfin, promouvoir des modèles ouverts, explicables, soucieux du respect de l’humain et de l’environnement, bref des IA conçues et utilisées de manière responsable.

Du côté d’AI4LAM, la discussion du conseil a aussi débouché sur l’idée qu’il allait falloir mettre en place des dispositifs d’embarquement pour les nouveaux collègues. Un réservoir de diapos de référence, des présentations régulières d’introduction aux bases de l’IA pour les GLAM (en plusieurs langues et dans plusieurs fuseaux horaires), une « clinique de l’IA » où chacun pourrait venir avec ses questions, des sessions Zoom de rencontre autour de thématiques spécifiques… sont autant d’idées que nous avons brassées pour y parvenir. Il y aura des appels à la communauté pour participer à ces initiatives alors si vous voulez nous rejoindre, n’hésitez pas !

Pour s’abonner aux différents canaux d’échange d’AI4LAM, c’est par ici. Pour devenir membre du chapitre francophone, il vous suffit de rejoindre le forum de discussion du groupe.

Les fantastiques futurs de l’intelligence artificielle

La semaine dernière, j’ai eu la chance d’être invitée à me rendre à Stanford pour participer à la conférence Fantastic Futures, 2e du nom, un événement dont l’objectif était de faire émerger une communauté autour de l’intelligence artificielle pour les archives, les bibliothèques et les musées.

Spoiler : la communauté s’appelle AI4LAM, elle a un site web, des chaînes Slack et un groupe sur Google. Sinon, pour revoir la conférence, c’est par ici.

Cela ne vous aura pas échappé : l’intelligence artificielle est à la mode. On en parle à la radio, dans les journaux, des députés au style vestimentaire peu commun rédigent des rapports pour le Président de la République… et dans la communauté professionnelle, nous suivons le mouvement : voir par exemple la journée d’études du congrès de l’ADBU 2019 ou encore celle organisée hier à la BnF par l’ADEMEC (vidéos bientôt en ligne). Pourtant, si l’IA était une boîte de gâteaux, on pourrait écrire dessus « L’intelligence artificielle, innovante depuis 1956″…

Pour ma part, le sujet m’est pour ainsi dire tombé dessus, pour la 1e fois, quand on m’a invitée à participer aux Assises numériques du SNE en novembre 2017. Alors que nous préparions notre table-ronde, j’étais un peu dubitative sur ma participation, et j’ai été jusqu’à dire que de mon point de vue, la BnF n’utilisait pas encore en production de technologies d’intelligence artificielle. L’un des autres participants m’a alors dit « mais si ! l’OCR c’est déjà de l’intelligence artificielle ! » Et finalement, même si tout dépend de la définition (plus ou moins précise) que l’on en donne, ce n’est pas faux. Comme le disait Joanna Bryson à Stanford mercredi dernier, l’intelligence c’est la capacité à transformer une perception en action…

Que de chemin parcouru, pour moi, depuis 2017 !

En 2018, les explications de Yann Le Cun ont éclairé ma lanterne sur cette notion d’intelligence, de perception et ce qu’on appelle l’apprentissage (profond ou non, par machine ou pas !) L’exemple du Perceptron, sorte d’ancêtre de l’OCR, m’a permis de comprendre que mon manque supposé de familiarité avec l’intelligence artificielle relevait en fait d’un malentendu. Comme pour beaucoup de gens, l’intelligence artificielle évoquait pour moi une machine s’efforçant d’adopter des comportements plus ou moins proches de l’humain, l’un de ces comportements étant la capacité à « apprendre » comme le suggère le terme de « machine learning ».

Je me suis donc référée à Jean-Gabriel Ganascia pour tenter de désamorcer ces idées reçues et j’ai appris dans son opus daté de 2007 que la discipline informatique connue sous le nom d’ « intelligence artificielle » vise non pas à créer une machine dotée de toutes les facultés intellectuelles de l’humain, mais à reproduire de façon logique et mathématique certaines de ces facultés, de manière ciblée. Il y a autant de différence entre l’intelligence artificielle et l’humain qu’entre passer un OCR sur un texte et le lire…

Pendant que je plongeais dans ces découvertes, l’IA entrait bel et bien à la BnF, par la petite porte, celle de Gallica studio. Un peu plus tard, à la conférence Europeana Tech je (re)découvrais les rouages du prototype GallicaPix et obtenais encore d’autres exemples et explications avant d’en remettre une couche à LIBER 2018 (la répétition est l’essence de la pédagogie, n’est-ce pas…). Enfin, la première conférence Fantastic Futures était organisée en décembre 2018 à Oslo et inscrivait pour de bon l’IA sur notre agenda stratégique, à travers deux projets, l’un portant sur la fouille d’images dans Gallica dans la continuité de GallicaPix et l’autre sur la mise à disposition de collections-données pour les chercheurs dans le cadre du projet Corpus. J’ai même fini par intervenir sur le sujet dans un colloque organisé en octobre par les archives diplomatiques.

Me revoici donc en décembre 2019 à Stanford, prête à plonger dans le grand bain… Qu’ai-je retenu de ces 3 jours de conférence ?

D’une façon générale, cet événement fait apparaître l’idée que le sujet est encore assez jeune dans la communauté des bibliothèques, archives et musées. Alors qu’il existe une conviction solide et partagée que l’IA va transformer en profondeur la société, les méthodes de travail, et avoir un impact significatif sur nos institutions, la mise en pratique reste encore largement expérimentale.

Trois types d’acteurs ont néanmoins proposé une vision concrète, voire des réalisations effectives :

  • les acteurs de l’industrie, qui font état d’un déploiement déjà très avancé dans différents secteurs,
  • les acteurs de la recherche, qui multiplient les projets autour de données diverses, notamment celles des collections spécialisées qui se prêtent tout particulièrement à de telles expérimentations
  • enfin dans le domaine de la création artistique, à travers un artiste qui utilise l’IA dans le cadre d’une démarche d’interrogation sur la société et les rapports humains.

En termes de projets, deux types d’initiatives sont observables dans le domaine de l’IA pour les LAM.

En premier lieu, celles qui visent à mettre des données et collections numériques à disposition des chercheurs à des fins de fouille de texte et de données, en utilisant le machine learning. On peut citer par exemple le Lab de la Bibliothèque du Congrès qui a récemment obtenu un financement de la Mellon pour une expérimentation à grande échelle dans ce domaine. Certains de ces projets conduisent à développer des outils permettant aux chercheurs de s’approprier les modèles d’apprentissage ou des interfaces innovantes comme PixPlot, développé par le laboratoire d’humanités numériques de Yale, qui permet de manipuler des corpus de plusieurs milliers d’images que l’IA regroupe par similarité.

À l’exemple du prototype « Nancy » de la Bibliothèque Nationale de Norvège, d’autres projets visent en revanche l’automatisation de tâches actuellement réalisées manuellement par les bibliothécaires. Toutefois, Nancy reste une initiative expérimentale qui, si elle démontre efficacement les apports potentiels de l’IA pour le traitement des collections, serait très difficile voire impossible à industrialiser telle quelle sur la production courante. De même, les projets de traitement des collections du IA studio de la bibliothèque de Stanford, l’un d’eux portant sur une collection de romans du 19e s. numérisés mais non catalogués, s’attachent au traitement d’un corpus clos et bien défini et sont en réalité hybrides avec la catégorie précédente, car ils mobilisent également des chercheurs au travers de projets ciblés.

Pour finir, je retiendrai un certain nombre de thématiques phares qui sont revenues à plusieurs reprises, aussi bien dans la conférence elle-même que dans les workshops ou la « unconference » :

  • Les questions éthiques, bien connues en dehors de notre communauté mais abordées ici avec l’idée que des institutions publiques comme les bibliothèques pourraient devenir un acteur important pour porter cet enjeu au regard de l’industrie. L’idée de doter les projets d’un “plan de gestion éthique” comme on a des “plans de gestion des données” a émergé pendant le workshop que je co-animais.
  • Les enjeux de qualité des données, avec là aussi l’idée que les bibliothèques ont un savoir-faire qu’elles pourraient mobiliser pour apporter à l’industrie des jeux de données de qualité pour l’entraînement du machine learning.
  • Le développement d’interfaces graphiques, nécessaires pour comprendre les IA, les manipuler et interpréter les résultats (cf. PixPlot ci-dessus)
  • La formation, avec notamment l’exemple finlandais : l’IA est un enjeu global de société et chacun devrait pouvoir se former pour comprendre ce dont il s’agit. A cette fin, un cours en ligne a été mis en place, visant 1% de la population du pays. Une extension internationale du projet est en cours, avec sa traduction dans les différentes langues de l’Union Européenne.
  • Enfin les outils, données et modèles, avec un enjeu d’échanges et de mutualisation au sein de la communauté et un focus sur les documents spécialisés (manuscrits, images et cartes notamment, mais aussi son et vidéo). Le lien de ces problématiques avec IIIF a été constamment mis en avant.

Nous nous sommes quittés après 3 jours riches et intenses sur l’annonce de la création de la communauté AI4LAM que j’ai mentionnée plus haut. Et mon petit doigt me dit que mes futurs n’ont pas fini d’être fantastiques… Prochaine étape le 3 février dans le cadre du séminaire DHAI de l’ENS, où Jean-Philippe et moi présenterons les deux initiatives phares de la BnF dans ce domaine.

What is a lab ?

Mes pérégrinations autour du projet Corpus continuent (pour ceux qui n’auraient pas suivi les épisodes précédents, ils se trouvent ici et ). Les 13 et 14 septembre derniers, j’ai ainsi participé à une rencontre à la British Library sur le thème : « Building Library Labs« . Organisé par l’équipe du British Library Labs, ce séminaire a réuni plusieurs dizaines de bibliothécaires et chercheurs pour des ateliers de réflexion sur ce qu’est un « Lab » en particulier dans les bibliothèques nationales, à quoi ça sert, comment on le fait tourner et ce qu’on y fait.

Je serais bien en peine de résumer en détail les discussions très riches qui ont eu lieu lors de cette journée, mais parce qu’un joli dessin vaut mieux qu’un rapport de 150 pages (ou pas, enfin je vous laisse juger…) j’ai tenter de sketchnoter ce qui me semblait le plus important à retenir.

Pour transcrire tout ça en quelques mots : j’ai trouvé qu’il ressortait de ces journées une forme de consensus à la fois autour de l’approche proposée, de ses objectifs et de la définition de ce que peut être un « Lab » dans une bibliothèque nationale. En gros, toutes ces institutions investissent depuis 10 ans ou plus dans la constitution de collections numériques massives, et souhaitent à présenter développer des usages nouveaux de ces collections, en s’appuyant sur les possibilités ouvertes par l’outil informatique (genre TDM mais pas seulement).

Les bibliothèques nationales sont un peu différentes des bibliothèques universitaires : elles ne bénéficient pas toujours d’un bassin de population cible attribué (chercheurs et étudiants), mais par contre elles ont ces masses de données, plus ou moins accessibles, plus ou moins bien documentées, qui ne demandent qu’à rencontrer des usagers. Du coup, le public cible des « labs » n’est pas seulement composé de chercheurs, mais aussi d’artistes, d’entreprises, de développeurs, d’archivistes… et surtout, surtout, des bibliothécaires eux-mêmes : les collègues sont les premiers bénéficiaires du Lab.

Les composantes essentielles des Labs sont les données, qu’on cherche à diffuser de la manière la plus efficace possible, en les documentant et les assortissant d’exemples concrets. Le fait de proposer un site web comme point d’accès à tout cela est une première étape, voire dans certains cas un but en soi. Certains ont un lieu physique, d’autres non, mais tous organisent des événements, de différentes natures, essentiels pour faire communauté.

Une autre caractéristique majeure des Labs réside dans leur dimension expérimentale. Différents dispositifs, qu’il s’agisse d’appels à projets, de hackathons ou autres, conduisent à la création, en coopération entre bibliothécaires et chercheurs, de réalisations qui ne sont pas forcément vouées à durer. On s’autorise l’échec et on multiplie les outils et les compétences diverses pour réussir ces expérimentations sans avoir la pression des longs projets exigeants dont on a davantage l’habitude dans nos institutions.

Plusieurs bibliothèques pilotes en la matière, notamment la British Library et la KB aux Pays-Bas, ont raconté le « voyage » qui les a conduits où ils sont aujourd’hui. On a voyagé sur les routes de Grande-Bretagne avec le premier « roadshow » de nos collègues anglais, ri avec le créateur du premier et très basique site web de la bibliothèque néerlandaise. Et ensuite, on a tenté de mettre en commun nos approches dans un Google Doc gargantuesque qui devrait être transformé en livre dans les mois à venir. Vous pourrez aussi retrouver les vidéos sur la chaîne Youtube du BL Labs prochainement.

Côté BnF, le rapport d’Eleonora Moiraghi sur les besoins des usagers du futur service d’exploration des données propose des pistes de réflexion convergentes avec ces approches. Le carnet de recherche de la BnF relate les différents ateliers organisés dans le cadre du projet Corpus. Et le site API et données propose déjà une vue d’ensemble des données disponibles et des moyens d’y accéder.

Ma folle semaine embarquée dans la recherche

Je ne sais pas trop ce qui s’est passé avec mon agenda, j’ai dû avoir un bug dans la gestion des invitations, mais par un curieux hasard, faisant suite à ma présentation à Berlin en août, je me suis retrouvée à vivre une semaine presque entière immergée dans la problématique de la relation entre bibliothèques et chercheurs, abordée sous  différents angles. J’ai donc en gros raconté cinq fois la même chose en huit jours, ce dont je m’excuse auprès des collègues qui auraient assisté à plusieurs sessions, mais je crois que vous n’êtes pas très nombreux grâce au miracle de la géographie et à celui des silos institutionnels.

Tout a commencé vendredi 13 octobre à Francfort où, à l’occasion de la Foire du livre qui avait la France pour invité d’honneur, le CRL a organisé un symposium sur le thème « New Directions for Libraries, Scholars, and Partnerships: an International Symposium« . Rassemblant des bibliothécaires, surtout américains mais aussi originaires du monde entier, spécialisés dans les études de l’aire géographique romane, le symposium s’intéressait à l’évolution des services que les bibliothèques offrent aux chercheurs. Le terme de service, ici, n’est pas anodin : on évolue vers une logique moins centrée sur les collections et plus tournée vers les divers besoins que les chercheurs expriment : outils, méthodes, accompagnement, expertise, mais aussi numérisation et constitution de corpus numériques, négociation de licences d’accès à des ressources numériques, plans de gestion de données, etc. Le programme faisait une large place à divers exemples de projets mobilisant des technologies numériques et la session de posters était aussi remarquablement riche dans ce domaine.

Sautant dans un train tardif, je suis vite rentrée à Paris pour participer le samedi à la journée d’étude organisée par l’ADEMEC à l’Ecole des chartes, sur le thème « Humanités numériques et données patrimoniales : publics, réseaux, pratiques ». Je ne peux que souligner l’extraordinaire qualité de cette journée qui a été abondamment twittée et dont vous retrouverez le Storify ici et les captations vidéos là. J’en retiendrai tout particulièrement l’intervention conclusive de Paul Bertrand, qui a invité les institutions patrimoniales à inventer une critique externe de la donnée, permettant de la contextualiser et de la qualifier afin qu’elle devienne un objet d’étude et d’analyse maîtrisable et maîtrisé.

Retour à la maison le lundi pour un atelier ouvert que nous organisions avec des collègues du projet Corpus (special thanks to Jean-Philippe et Eleonora) et avec les chercheurs de l’équipe Giranium du CELSA, qui est notre équipe « compagnon » sur le projet cette année. L’atelier avait pour thème « Décrire, transcrire et diffuser un corpus documentaire hétérogène : méthode, formats, outils » et a permis à des équipes de chercheurs issues de différentes disciplines et travaillant sur des périodes  chronologiques parfois lointaines d’échanger sur leurs méthodes de travail communes dans le monde numérique. Nous vous préparons un petit billet de blog pour synthétiser tout cela, à suivre sur le carnet de recherche de la BnF [edit : c’est en ligne !].

Hop hop, je saute à nouveau dans le train pour me rendre à Lille, où se déroule la journée d’études de l’ADBU : « Les bibliothécaires, acteurs de la recherche« . On retrouve nos collègues allemands et hollandais avec leur préoccupation de développer, dans les bibliothèques universitaires, des « services support aux chercheurs » qui vont de l’accompagnement dans l’étape de l’appel à projets jusqu’à la préservation des données de la recherche. Et en France, beaucoup de choses aussi : des bibliothèques qui publient des revues en open access, qui accompagnent les chercheurs dans la constitution des corpus et la qualification des données, qui animent des communautés ou encore produisent des études bibliométriques.

Pendant ce temps, à Paris, le colloque « Humanités numériques et Sciences du texte« , organisé par le DIM Sciences du texte et connaissances nouvelles, avait déjà commencé. Forcément, je n’y étais pas, je n’ai pas encore le don d’ubiquité, mais je les ai rejoints le vendredi pour la dernière journée. En regardant le programme, on perçoit le message que les organisateurs ont tenté de faire passer : l’idée des humanités numériques comme une communauté de pratiques transdiciplinaire, s’exprimant à travers une grande diversité de méthodes et de problématiques. J’ai été entre autres ravie d’entendre Dominique Cardon expliquer en live les théories que j’avais lues avec beaucoup d’intérêt dans son ouvrage À quoi rêvent les algorithmes. Il faudrait que je revienne dessus dans un autre billet parce que là, ce serait un peu long.

Au final, qu’est-ce que je retire à chaud de cette folle semaine ? D’abord, l’évidente actualité de la question des humanités numériques à la fois dans la profession et chez les chercheurs qui sont nos partenaires naturels. Je ne suis pas très fan de ce terme mais j’avoue que pour moi, quelque chose de cohérent commence enfin à se dessiner. Vue de ma fenêtre à la BnF, cette chose peut se résumer de la manière suivante : le concept du « data librarian » tel qu’on l’annonce depuis plusieurs années dans la profession commence à être identifié par les chercheurs comme une ressource. Il y a encore du travail mais petit à petit, notre image change et on est de plus en plus perçus dans notre rôle de « passeurs » autour des collections numériques, parce qu’on connaît leur contenu, leur format, les outils qui permettent de les exploiter, les métadonnées qui permettent de les contextualiser et le retour d’expérience des autres chercheurs avec lesquels on a déjà travaillé. Comment s’empare-t-on de ce rôle de passeurs ? Il y a plusieurs formes : accompagnement, partenariat, service, plateforme, laboratoire… les modalités sont encore à inventer, ce qui nous promet quelques années passionnantes pour le futur.

Disclaimer : il semblerait que quelqu’un qui me connaît bien ait profité de l’un de ces événements pour enrichir ma biographie d’un élément non validé. Alors pour ceux qui se posent la question, non je ne me lance pas dans la rédaction d’une thèse ! Par contre, on m’a parlé récemment d’un dispositif de doctorat sur travaux qui m’intéresse bien et pourrait déboucher sur quelque chose. À suivre…

Plongée dans les humanités numériques à Berlin

Cette année, mes pérégrinations estivales ne m’ont pas conduite à l’IFLA en Pologne (coucou à ceux qui y sont !) mais « seulement » à l’une des conférences satellites, organisée par la section des Bibliothèques académiques et de recherche conjointement avec DARIAH et LIBER. Cette conférence, qui s’est donc tenue à Berlin du 15 au 17 août, avait pour thème Digital Humanities – Opportunities and Risks: Connecting Libraries and Research et j’étais invitée à présenter l’une des deux « keynotes », l’occasion pour moi de parler du projet Corpus qui est l’un de mes centres de préoccupations phares du moment.

iflaDH

La conférence a commencé par une intervention introductive de Toma Tasovac, directeur du Centre pour les Humanités Numériques de Belgrade à qui a été posée la difficile question : comment peut-on définir les humanités numériques ? Il répond : avec réticence. Les humanités numériques ne sont pas une discipline, mais une communauté de pratiques.

Les présentations de la journée suivante ont brillamment illustré la diversité des pratiques en question, de l’organisation d’un éditathon dans Wikipédia à la création d’une collection d’archives web en histoire de l’art, de l’exploration approfondie d’un poème d’Apollinaire à la création d’un site collaboratif documentant le patrimoine architectural brésilien. Dans ma propre présentation, j’ai donné plusieurs exemples de projets dans lesquels la BnF a été impliquée, qui posent pour la bibliothèque la question de la mise à disposition de corpus numériques massifs dans le contexte de la science numérique (digital scholarship – expression que je trouve plus inclusive que celle d’humanités numériques, car certains des projets sur lesquels nous travaillons ne viennent pas des humanités). Ruth Wallach est revenue sur cette question de savoir « qui en est, qui n’en est pas » en citant Stephen Ramsay : sommes-nous tous des « edupunks » qui faisons des humanités numériques à la mode artisanale, avec les moyens du bord ?

Cependant, en tant que satellite de l’IFLA, cette conférence ne s’intéressait pas aux DH en soi mais en tant qu’elles questionnent le rôle des bibliothèques. Dans sa présentation, Toma Tasovac a appelé de ses vœux des bibliothèques numériques qui offriraient un accès aux textes non pas comme des objets statiques, mais sous la forme de services et de workflow, permettant non seulement de les utiliser de façon flexible via des API mais aussi de reverser les enrichissements réalisés par les chercheurs.

Sur ce dernier point, il prenait l’exemple de l’OCR en rappelant qu’il « ne faut pas avoir honte d’un mauvais OCR » mais qu’il est par contre important de permettre aux chercheurs de le corriger.

Dans ce contexte, les bibliothèques numériques sont vues comme des infrastructures qui doivent permettre aussi bien la lecture rapprochée que distante (close reading, distant reading). Elles partagent avec les DH l’enjeu de l’interopérabilité et de la communication. Certaines données peuvent être d’accès restreint (Toma utilise l’excellent euphémisme shy data) mais il est important d’expliciter les conditions de leur usage par les chercheurs : c’est le but de la future « Charte de réutilisation des données culturelles » que DARIAH et Europeana sont en train d’élaborer. Si ce sujet vous intéresse, je vous engage à répondre au sondage en cours sur les principes de la charte.

S’est également posée la question de savoir quelle formation il serait nécessaire de donner aux bibliothécaires chargés de ces questions. Lotte Wilms, qui travaille au Lab de la KB (Pays-Bas), a présenté un programme de formation sur 5 jours, qui se tiendra à la rentrée, et dont les composants essentiels rappellent fortement ce qui pourrait être la formation de base d’un data librarian...

Si vous souhaitez en savoir plus, voire rejoindre la communauté des « DH librarians », sachez que deux groupes de travail sont en train de se monter, de façon complémentaire : un groupe « libraries » au sein de DARIAH piloté par Tamara Butigan et Sally Chambers, et un groupe « Digital Humanities » au sein de LIBER piloté par Lotte Wilms et Andreas Degkwitz (plus d’infos ici). A suivre donc, l’un des prochains épisodes étant le symposium auquel je participe à Francfort en octobre : New Directions for Libraries, Scholars, and Partnerships: an International Symposium et peut-être plus près de vous géographiquement, la journée d’études de l’ADEMEC à Paris le 14 octobre : Humanités numériques et données patrimoniales : publics, réseaux, pratiques. Venez nombreux, en plus c’est gratuit !

LD4P : un « grand soir » pour les bibliothèques américaines ?

 

La semaine dernière, j’étais invitée par Stanford à participer, en tant qu’expert, à un atelier du projet LD4P (Linked Data For Production). Ce projet financé par la Mellon Foundation a pris la suite d’un précédent projet nommé LD4L (Linked data for Libraries) ; il s’agit cette fois d’une initiative conjointe de plusieurs grandes bibliothèques universitaires américaines (Stanford, Harvard, Cornell, Columbia, Princeton) et de la Library of Congress, qui vise à développer concrètement le catalogage « en linked data » pour reprendre leurs propres termes. L’objectif du meeting était de présenter les résultats du projet à ce jour et d’obtenir le retour de la communauté. Une bonne occasion pour moi de remettre à jour mes connaissances sur ce sujet et de mieux comprendre le positionnement des bibliothèques américaines dans la transition bibliographique aujourd’hui.

Le projet LD4P se découpe en fait en plusieurs sous-projets qu’on peut classer en trois catégories :
– ceux qui visent à développer l’ontologie Bibframe et ses extensions,
– ceux qui travaillent sur le processus de catalogage

– ceux qui travaillent sur les outils.

Souvenez-vous, Bibframe c’est ce standard dont l’ambition est de remplacer les formats MARC. Développé et maintenu par la Library of Congress, il est actuellement dans sa version 2.0. – cette nouvelle version parue en avril 2016 est d’ailleurs l’un des livrables du projet.

Comme je le soulignais déjà en 2014, Bibframe constitue un cadre assez générique pour la description de documents de bibliothèque. L’un des objectifs de LD4P est donc de compléter cet effort de modélisation afin de permettre son implémentation concrète, en commençant plutôt par des documents spécialisés (documents cartographiques et géographiques, livres rares, image animée, musique jouée etc.). Le présupposé est qu’il est préférable de partir de cas complexes qu’on pourra ensuite généraliser pour des documents plus simples, plutôt que de commencer par le livre et ensuite se retrouver en difficulté face aux documents spécialisés.
Ce travail a donné naissance à une version dérivée de Bibframe nommée Bibliotek-o ainsi qu’à plusieurs extensions pour les types de documents pré-cités. Il faut cependant noter que certains services, comme le réseau Library.link, utilisent encore d’anciennes versions de Bibframe (Bibframe 1.0 ou Bibframe lite).

Tout ceci débouche sur une prolifération de modèles plus ou moins divergents qui inquiètent les porteurs du projet, ceux-ci se demandant si on ne serait pas en train de constituer de nouveaux silos. Contrairement à ce que laissait espérer le web sémantique tel qu’on l’envisageait au départ, on en arrive à la conclusion qu’on est loin d’être débarrassés des problématiques de conversion, transformation et recopie de données.

Du côté des outils, ce n’est donc pas seulement la question du convertisseur MARC -> Bibframe ou de l’éditeur de données en RDF qui se pose, mais aussi celle de toute la galaxie des outils qui vont permettre de traiter, réconcilier, aligner, contrôler, enrichir, convertir, diffuser et exploiter ces données dans leur nouveau format qui se pose. Les partenaires du projet ont commencé à établir un registre des outils disponibles qui ont été évalués dans ce cadre.

Un des aspects les plus intéressants de LD4P est à mon avis le sous-projet « tracer bullets » qui ambitionne d’articuler plusieurs de ces outils pour démontrer la faisabilité d’une implémentation de bout en bout, pour un sous-ensemble de documents, d’un processus ou workflow basé sur RDF. C’est justement Stanford qui pilote ce sous-projet.
4 types de workflow de catalogage ont été identifiés :
– récupération et enrichissement de données provenant d’un éditeur
– création manuelle de données à l’unité
– dérivation depuis un réservoir type WorldCat
– récupération de données en masse.

Dans un premier temps, c’est le premier workflow qui a été exploré, grâce à une collaboration avec l’éditeur italien Casalini Libri. Stanford bénéficie d’un avantage par rapport aux bibliothèques qui disposent d’un catalogue intégré dont l’interface de consultation pour les usagers repose sur la même base que la production : leur système d’accès est distinct du système de production, il est basé sur le moteur de recherche SolR et le système Blacklight. Le projet « tracer bullet » consiste donc à récupérer les données de l’éditeur, les compléter notamment des liens aux autorités, les transformer de MARC à Bibframe et enfin les verser dans SolR pour l’accès. Il a ainsi été possible de démontrer qu’on pouvait « brancher » sur le système d’accès un nouveau système de production basé sur Bibframe, sans perte de qualité dans l’expérience utilisateur.

La dernière session de travail de ces deux jours était consacrée aux questions de gouvernance, d’engagement des communautés, de formation etc. J’ai participé aux discussions sur la formation, ce qui m’a permis de mesurer l’importance que semble avoir pris le web de données aux yeux des bibliothécaires américains : loin du postulat que je faisais en 2014 en disant qu’il ne me semblait pas utile que tous les bibliothécaires soient formés au RDF, aux ontologies et autres arcanes du web semantique, nos collègues d’outre Atlantique semblent considérer que ce sont là les bases de la profession que tout le monde devrait a minima connaître.

À l’heure où je suis pour ma part (avec mon complice des Petites Cases) plutôt dans une démarche consistant à replacer le web sémantique dans un horizon plus large des données de bibliothèques, cette place étant plus du côté de l’interopérabilité et du partage que de celui de la production, ce décalage m’a pour le moins étonnée. Est-il dû aux années d’expérience que nous avons acquise, en France, sur la gestion de données RDF en production ?

Il ne faut pas oublier que les bibliothèques américaines sont confrontées à une situation bien différente de la nôtre. Leur format, MARC21, ne contient pas de liens entre notices bibliographiques et notices d’autorité : le seul point de contact se fait à travers les « noms », formes figées retenues pour dénommer ces entités de façon normalisée. Cette absence de lien constitue un handicap majeur pour la transition vers des modèles de type FRBR et vers le web de données, d’où une urgence plus grande à changer. Et tant qu’à changer, autant passer directement au format « du futur » plutôt que de faire subir des évolutions majeures à un MARC vieux de cinquante ans.

Par ailleurs, la déconnexion plus importante entre les notices bibliographiques et les données d’autorité qui en résulte conduit à une vision du catalogue comme un réservoir de notices figées appartenant au passé. Phil Schreur, de Stanford, compare ainsi les réservoirs de notice MARC à une dette que nous devrons payer un jour : il nous propose de ne pas aggraver cette dette en créant de nouvelles notices en MARC, mais de commencer dès que possible à produire dans le format de demain, la question du paiement de la dette (ou de la migration de l’existant) étant temporairement remise à plus tard.

La situation est sans aucun doute bien différente pour des bibliothèques françaises qui disposent déjà de données liées, même si elles sont encodées en Intermarc ou en Unimarc plutôt qu’en RDF. Nos catalogues lient ainsi de façon très organique données bibliographique et d’autorité, production et accès, création de notices et gestion de données vivantes. Cet état de fait nous donne une certaine avance (qui sera sans doute notre retard de demain…) et nous permet d’envisager une transition bibliographique plus progressive et plus étalée dans le temps : comme le disait récemment une collègue, « Pas de grand soir, mais beaucoup de petits matins ».