Bon, à la demande générale ;-) je vais éclaircir un peu le propos de mon billet sur la numérisation de masse, et parler des objectifs de la numérisation.
Question de base : pourquoi numérise-t-on dans les bibliothèques, et comment ?
D’abord, une bibliothèque qui se lance dans la numérisation ne le fait jamais dans l’absolu, comme si elle partait d’une table rase. Elle bénéficie d’un existant : ses missions, sa politique documentaire, ses collections. C’est donc à partir de ces trois principaux éléments qu’elle va se lancer dans la numérisation.
Il y a plusieurs raisons pour se lancer dans la numérisation et historiquement la première, dans les bibliothèques, a été la valorisation. Sur le fond, la valorisation numérique présente peu de différences avec la valorisation traditionnelle. Il s’agit de faire connaître les trésors de la bibliothèque à un public plus large au moyen d’une présentation attrayante (ludique, pédagogique, esthétique) et dont l’accès est plus ouvert que celui des salles de lecture (une exposition, un livre).
Vous voyez tout de suite ce que cela implique : une numérisation de valorisation porte sur des objets particuliers (précieux, rares), vise un public particulier (le fameux "grand public") et emploie des formes particulières. Ce genre d’initiative débouche sur des expositions virtuelles, des présentations de collections numériques, et sur des interfaces comme le tourne-page.
Avantage : c’est joli, ludique, attrayant, ça donne une bonne image de la bibliothèque et ça plaît aussi aux gens qui ne sont pas spécialistes.
Inconvénient : ce genre d’interface est inutilisable par des personnes qui s’intéressent au même document à d’autres fins (un peu comme si on demandait à un chercheur spécialiste de la génétique des textes de travailler sur un manuscrit de Proust exposé dans une vitrine).
Ce qui m’amène à un deuxième type de numérisation : la numérisation "à la demande" ou spécialisée. Cette fois c’est l’inverse : au lieu de s’adresser au grand public, on fait une numérisation destinée à répondre aux besoins spécifiques d’une personne ou d’une communauté identifiée. Dans une optique commerciale, cela peut déboucher sur une banque d’achat d’images, ou sur des banques de textes. Dans une optique de recherche, cela peut déboucher sur une base de données spécifique à un type d’étude particulier, ou sur une numérisation limitée en quantité et de très haute qualité.
Avantage : le public est déjà ciblé et on répond précisément à ses attentes donc le succès est plus facilement assuré, au moins auprès d’un nombre limité de personnes.
Inconvénient : c’est toujours inutilisable par des personnes qui s’intéressent au même document à d’autres fins (typiquement, c’est bien de ne numériser que des enluminures mais celui qui travaille sur le texte du manuscrit se retrouve le bec dans l’eau). Ou alors cela ne couvre qu’un spectre documentaire/thématique très limité.
Troisième cas, la numérisation de sauvegarde. Je désigne par ce terme le fait d’utiliser la numérisation comme support de conservation préventive et de substitution. Hors jargon bibliothéconomique : on numérise le bouquin pour que les gens consultent la version numérique à la place d’abîmer l’original. Cette numérisation répond à des plans de sauvegarde des collections, ça veut dire qu’on commence par numériser les documents qui sont en danger : les plus fragiles (mais pas forcément les plus précieux, typiquement la presse ou les cassettes vidéo). Avant on faisait du microfilm, mais soyons sérieux, bientôt (?) cela coûtera trois fois plus cher de réparer un lecteur de microfilms que d’acheter un PC, et de toutes façons plus personne ne saura le faire. Il faut donc passer au numérique.
Avantage : une grande facilité de consultation par rapport à l’ancien support de substitution, qui n’offrait que des capacités limitées de lecture simultanée et une "expérience de lecture" peu optimisée.
Inconvénient : pas de public assuré pour consulter cette numérisation, et comme les originaux sont en voie de disparition, il faut qu’elle soit fiable, authentique et pérenne car c’est bientôt (ou déjà) le seul moyen d’accéder à ces documents là.
Quatrième cas, la bibliothèque numérique proprement dite : la bibliothèque va projeter ses missions, sa politique documentaire et ses collections dans le monde numérique, de façon à présenter un ensemble cohérent et organisé de documents en ligne. Les missions de la bibliothèque numérique sont plus ou moins calquées sur ses missions dans la vraie vie : recherche pour une bibliothèque de recherche, patrimonial pour une bibliothèque patrimoniale, etc. Donc cela peut recouper en partie les trois types ci-dessus, avec une notion de gestion de collection et de masse critique en plus.
Il y a beaucoup à dire sur la bibliothèque numérique : voir par exemple là, ici, etc.
Avantage : c’est un service cohérent avec une politique documentaire, des missions, des services, etc. capable en principe de répondre aux besoins d’un public diversifié.
Inconvénient : c’est très compliqué et coûteux à organiser. Même très très compliqué.
Le dernier que je citerai n’est pas un type de numérisation à proprement parler. C’est un état d’esprit… dont je parlais ici : l’utopie de la reproduction universelle, où tous les documents seraient passés sur un nouveau support, plus performant. Frédéric Barbier rappelle dans son article du BBF que c’est bien une utopie car à chaque changement de support on perd une partie de l’information. Le cauchemar de Babel, le mythe de l’indexation permettant d’"organiser l’information du monde", la recherche d’un changement de paradigme digne de l’invention de l’imprimerie, et la bibliothèque sans murs constituent l’imaginaire de la numérisation de masse.
Cet état d’esprit témoigne des espoirs que l’on place aujourd’hui dans la numérisation de masse. Mais on prend peut-être le problème à l’envers, en pensant que c’est la technologie (la numérisation, avec OCR, indexation et tout le toutim) qui peut résoudre des problèmes. D’abord il faut fixer des objectifs (valoriser, rendre les documents plus accessibles, aider un certain public, diffuser le savoir, organiser l’information du monde, générer des revenus ?) et à partir de ces objectifs on définit les technologies appropriées pour répondre à la question.
Il y a maintes manières de faire de la numérisation, et à chaque objectif correspondent des technologies appropriées, en fonction aussi des moyens dont on dispose. Tous les choix me paraissent respectables ; la seule chose qui ne l’est pas, c’est de numériser par pur attrait de la technicité sans se fixer d’objectif.