Collections ou accès ?

La semaine dernière, j’ai été invitée à l’ENSSIB pour participer à un débat sur le thème : "collections ou accès" ?

A départ, cette opposition paraissait absurde à la bibliothécaire patrimoniale que je suis : pour moi c’est collections ET accès, indissociablement. Mais en écoutant parler P. Bazin (BM de Lyon) c’est devenu plus clair et je pense que ses propos méritent d’être rapportés ici, en espérant que je ne les trahirai pas trop.

Dans une vision traditionnelle de la bibliothèque, la collection est au centre de l’organisation, de l’entité bibliothèque. Cela se traduit par une vision rationnaliste du développement de la collection, exprimée dans une charte.
Or cette vision est aujourd’hui dépassée : on positionne beaucoup plus la bibliothèque en termes d’accès, et en fonction des usagers (P.B. refuse le terme d‘usages, trop tourné vers le concept, pour préférer celui d‘usager qui est plus ancré dans le concret.)
Un certain nombre de concepts peuvent aider à adapter la collection aux logiques d’accès, notamment celui de l‘accompagnement : dans l’idée que les lecteurs sont de plus en plus experts et que la société de l’information est une société où les concepts de la bibliothéconomie sont entrés dans la vie courante, le bibliothécaire se positionne non pas en autorité, mais en médiateur qui peut accompagner le lecteur dans sa quête de la connaissance. Le guichet du savoir est emblématique de cette démarche et de l’idée que le bibliothécaire n’est plus médiateur d’une collection, mais des contenus eux-mêmes.

Ce qui est intéressant de mon point de vue, c’est l’idée que l’Internet, et plus particulièrement le Web 2.0, rend visibles un certain nombre d’évolutions (participation des utilisateurs, relativité des documents entre eux) qui sont également vraies dan la bibliothèque traditionnelle.
Finalement ce n’est pas nouveau, et Ranganathan (ah ah, vous voyez j’y viens) l’avait déjà énoncé : les livres sont faits pour être utilisés, à chaque lecteur son livre, épargnons le temps du lecteur… Vous remarquerez que la notion de collection n’apparaît pas dans les 5 lois de Ranganathan ; on est au plus près du contenu, et au plus près de l’usager.

Dans le monde numérique, le couple contradictoire et complémentaire collections/accès pourrait s’exprimer par numérisation de masse/web 2.0.
La numérisation de masse rend la collection accessible, disponible. On n’est plus sur le modèle de l’ancienne charte documentaire, raisonnée, organisée et parfois rigide. L’idée d’encyclopédisme dans la constitution de la collection repose sur les "épaules de géants" – on s’appuie sur des collections déjà constituées par le temps dans les bibliothèques, donc elles sont pertinentes a priori – et sur le mythe de la reproduction absolue – on sera capable de tout numériser.
Pour que cette masse soit intelligible, il va cependant falloir trouver un moyen de la valoriser, et cette valorisation ne peut se faire qu’au plus près des usagers et de leurs pratiques : à chaque lecteur son livre, à chaque livre son lecteur.

Or il n’y a pas un usager et une seule pratique : il y a tout un spectre d’usages possibles qu’il va falloir identifier, capter et animer pour construire les différentes vues que ces usages constituent sur la collection.
Dans la bibliothèque physique, cette animation peut prendre la forme d’expositions, de conférences, etc.
Dans la bibliothèque numérique, ce sont les outils du Web 2.0 : blogs, forums, wikis, commentaires, tags, etc.

Moralité, il n’y a plus une collection organisée à laquelle s’adressent les usagers. Il y a un fonds dans lequel les usagers puisent pour faire émerger des collections organisées.

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5 réactions sur “Collections ou accès ?

  1. Comment faire du neuf avec du vieux ? Ça me surprend toujours, cette façon de recycler des concepts vieux comme le monde, à la sauce 2.0.

    Que serait une collection si elle était privée de ses moyens d’accès, catalogues, réseaux de recommandations, directes ou indirectes, etc ? Que serait une collection privée de ces moyens d’accès, sinon une collection inutile, une collection pour rien, un dépôt légal ?

    D’ailleurs l’imprimé n’est-il pas en lui-même un prodigieux ‘moyen d’accès’ aux ‘contenus’ ?

    Mais là où je reste sur ma faim, au delà de la numérisation de masse, c’est de considérer enfins les moyens d’accès adéquates… Qu’en est-il de la fouille des contenus en plein texte au niveau de la collection elle-même ? Pourquoi les bibliothèques n’expérimentent-elles pas ce genre de choses, en nouant des partenariats avec les vrais innovateurs dans ce domaine ?

    Si elles n’ont ni la capacité économique, ni le savoir faire nécessaire pour expériementer ce genre d’innovations en interne, pourquoi n’acceptent-elles pas d’expérimenter, avec Google Book Search par exemple ?

    Je me désolerais que les 5 lois de Ranganathan ne deviennent à l’avenir celles des moteurs de recherche, par la faute de la frilosité des bibliothèques. Alors oui : « à chaque lecteur son livre, à chaque livre son lecteur » mais les bibliothèques se donnent-elles réellement le moyen de relever ce défi à l’heure numérique ?

    Mon pronostic, c’est qu’à défaut d’une implication réelle des bibliothèques dans les modes d’accès réellement innovants (et pas de la recommandation en ligne, hein !), les bibliothèques devront d’ici peu abandonner aux moteurs de recherche les mots d’ordre de Ranganathan le bienheureux.

  2. En entendant ces propos, je me dis que oui il y a des choses en commun aujourd’hui entre bibliothécaires et documentalistes ! Parce que sans polémiquer, la politique d’accès aux ressources a toujours été privilégiée à celle de « collection » dans de nombreux lieux documentaires. « Collection » est d’ailleurs un terme inusité dans ces milieux, les accès à des ressources extérieures se rajoutant à une « bibliothèque » constituant ainsi … le « fonds documentaires ». Faute de mieux. Et comme certains flux d’info peuvent aller aujourd’hui directement chez l’utilisateur via des dispositifs variés, sans passer par le centre de doc, on ne parle pas non plus de « bibliothèque numérique » ;-). A suivre. Dalb

  3. Le problème, c’est que s’il n’y a pas de collection sans accès, l’inverse est aussi vrai. Et il ne faudrait pas non plus que les bibliothécaire commettent l’erreur de trop se lancer dans du « tout-accès », avec des effets d’annonce et de la « communication » quasi commerciale à la pelle, en négligeant les collections.
    Pour organiser une expo, il faut bien trouver les objets que l’on va mettre en vitrine!

    Merci Manue pour ce blog qui est une vraie mine (avec les autres du genre) pour les apprentis conservateurs dont je fais partie. Cette note m’a aidée à démêler (en partie) les propos parfois obscurs que j’ai entendus jeudi!

  4. Pour rebondir, et particulièrement sur la dernière phrase, je dirais même qu’il n’y a/aura bientôt plus que des flux (le fonds était fait de flux temporairement/définitivement fixés) dans lesquels les usagers vont aller à la pêche.

    Notre boulot deviendrait alors un travail de gestion de flux (le bon flux au bon moment, dirigé vers le bon endroit, i.e. lieu de pêche) et de mise en adéquation entre ces flux, et ce que nous savons/saurons des pêcheurs et de leurs filets. Le tout accompagné d’une bonne dose de conseil (vous devriez poser vos filets dans ce coin-là si vous cherchez telle sorte de poisson).

    Voilà, c’était la minute de bibliothéconomie maritime.

  5. D’accord avec la voie tracée par M. Bazin, à l’exception du danger de jouer la « sélection » (que je préfère au terme « collection » trop fermé) contre ses accès. En France, et peut être plus dans les bibliothèques publiques, il y a un malentendu persistant sur la définition d’une politique documentaire centrée sur la collection au détriment des accès et des services de médiation, à commencer par l’accueil. C’est un malentendu. Le risque serait de développer des sélections à tort et à travers sans savoir où l’on va. Car il existe une compétence du Bibliothécaire à sélectionner pour des objectifs de politiques publiques des ensembles équilibrés, même si de multiples usages de cette sélection existent…Le petit schéma que j’ai mis sur mon blog exprime cela. http://bibliobsession.free.fr/dotclear/index.php?2007/01/24/157-qu-est-ce-qu-une-bibliotheque-c-est-ca

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