Qu’est-ce que le numérique ?

Cette année, mon été est particulièrement studieux. J’étais donc au bord de la piscine, en train de lire le petit opus de Pierre Mounier Les humanités numériques paru en 2018 à l’issue du séminaire organisé à l’EHESS avec Aurélien Berra, quand je suis tombée sur cette phrase qu’il place sous la plume de Milad Doueihi : « le numérique se fait culture et modifie (…) notre rapport au monde et aux autres hommes, dans toutes ses dimensions ».

Comme cela faisait plusieurs jours que je réfléchissais à ce que pourrait être une définition du numérique, dans le contexte des bibliothèques en général et de la mienne en particulier, je me suis dit que j’allais partager ici cette pensée estivale.

On trouve une pléthore d’auteurs qui, depuis le début des années 2000 environ (je prends si vous avez des références plus anciennes) annoncent que le « numérique » est une révolution dont l’ampleur est comparable à celle de Gutenberg, voire plus importante. Ces auteurs analysent cette évolution sur différents plans : documentaire, scientifique, social… mais ce que je trouve intéressant ici, c’est l’idée d’un impact global embrassant et dépassant tous ces aspects. Il est un peu vain de chercher à définir si l’émergence du livre imprimé – et son impact sur la diffusion des connaissances, des idées et d’une façon plus générale, sur l’évolution des sociétés occidentales – a été « plus » ou « moins » importante que ne l’est celle du « numérique ». Ce qui est intéressant, c’est de reconnaître cet impact culturel, au sens large du mot culture qui englobe toutes les pratiques, connaissances, normes et traditions qui sous-tendent globalement le fonctionnement de la société.

Vu comme une « culture » qui modifie notre rapport au monde, le « numérique » embrasse plusieurs aspects, sans se confondre avec eux. Ils en sont plutôt, à mon avis, des composantes.

Tout d’abord, l’informatique ou plutôt, la micro-informatique telle qu’elle a commencé à conquérir les foyers et les bureaux depuis les années 1980, pour aboutir aujourd’hui dans tous les terminaux « mobiles » (smartphones, etc.) et les objets connectés (montres etc.) qui ne feront que se développer encore davantage. Dans le contexte des bibliothèques et de l’édition, on a pu parler également « d’électronique ». Il s’agit d’une technologie, qui se répand, se perfectionne et se développe, condition nécessaire à l’émergence d’une société numérique, comme la machine à vapeur a été nécessaire à l’émergence d’une société industrielle.

Ensuite, Internet et le web. Les deux ne se recouvrent pas mais le premier est nécessaire au fonctionnement du second, et le second est et a été l’instrument de la démocratisation du premier. Pour qu’une véritable culture numérique puisse émerger, il faut ajouter un autre ingrédient, survenu quelques années après la création du web : la connectivité permanente, partout et tout le temps, pour un coût devenu aussi négligeable – ou en tout cas intégré à nos vies – que l’électricité. Au point qu’être connecté devient aussi indispensable et naturel qu’avoir le chauffage ou la lumière.

Enfin, il y a le « digital » et le « virtuel », qui ne sont pas seulement des mots, des presque synonymes, mais témoignent d’une réalité : l’appropriation du numérique dans certaines pratiques, usages et expériences de la vie.

Entre « digital » et « numérique », il y a davantage qu’un problème d’anglicisme : l’étymologie confère à « digital » une proximité avec la main, les doigts, et donc la dimension artisanale du numérique : quelque chose que chaque individu peut exercer avec ses mains, un outil du quotidien. C’est aussi cette acception qui à mon avis prévaut derrière la « transformation digitale » des entreprises (terme banni depuis longtemps, s’il a jamais été utilisé, dans les bibliothèques). Ainsi, le sens originel de « numérique » fait référence à la dimension mathématique de l’informatique (les zéros et les uns) et se traduirait par « computing » en anglais, tandis que le « digital » anglo-saxon correspondrait à notre « numérique » au sens large. Ce qui ne nous dit pas comment traduire en anglais ce « digital » au sens restreint de « avec les doigts », que l’on utilise parfois en français… Si quelqu’un a une idée !

Quant à « virtuel », il témoigne de l’idée que le numérique a fait émerger dans nos vies des dimensions immatérielles, qui paraissent réelles à nos sens et à nos cerveaux, et même à nos émotions, tout en étant totalement dématérialisées. Prenons par exemple la « réalité virtuelle » : elle n’a rien d’une réalité, il s’agit plutôt d’une sorte de cinéma interactif très performant, qui parvient par l’immersion des sens à nous approcher beaucoup plus près de l’illusion de la réalité qu’un écran en 2 dimensions ou même équipé de lunettes 3D. Le « virtuel » nous immerge dans un monde qui ressemble au nôtre mais est construit de toutes pièces. Si on s’intéresse aux réseaux sociaux, où émergent des dimensions virtuelles liées aux émotions (comme l’amitié virtuelle entre deux personnes qui ne se sont jamais rencontrées « IRL »), le monde « virtuel » apparaît même comme un prolongement ou une extension de celui que nous expérimentons physiquement et spatialement, mais qui, dans les interactions sociales qu’il suscite, est tout aussi « réel ». Ce monde virtuel est aussi un monde d’infini possibles, de potentialités illimitées parce qu’elles sont libérées des contraintes du monde physique.

Le numérique c’est donc tout cela : une technologie faite de terminaux et de réseaux, et son appropriation par les humains dans toutes les dimensions : corporelle, émotionnelle et sociale.

Le numérique n’est donc pas qu’une technologie. Pour en revenir à Gutenberg, l’imprimerie à caractères mobiles n’a pas suffi à elle seule à faire émerger une culture de l’écrit. Celle-ci a pris une nouvelle ampleur lorsqu’on a su fabriquer le papier de manière industrielle, pour un coût très bas. Le livre imprimé a permis, in fine, non seulement à presque tout le monde d’apprendre à lire, mais aussi à écrire, avec les doigts. Des infrastructures comme la poste ont permis de véhiculer l’écrit dans le temps et l’espace, jusque dans l’intime de nos vies. La société s’est ainsi transformée pour augmenter encore la disponibilité de l’écrit, et l’écrit a transformé tous les aspects des relations sociales et les règles qui régissent le monde. La question de la « culture numérique » est donc de savoir si on assiste à un changement de la même ampleur, dans un laps de temps beaucoup plus resserré.

Finalement, au vu de cette définition, que faire du « numérique en bibliothèque » ou du numérique patrimonial ? Dans notre profession, nous utilisons parfois le terme « numérique » pour désigner les collections qui partagent cette caractéristique : acquisitions électroniques, documents numérisés, archives du web etc. (notez l’emploi des différents termes…) Il s’agirait donc encore d’une autre acception. Finalement, le « numérique » en bibliothèque est aussi imprécis que le mot « livre » qui recouvre en fait plusieurs réalités : « le livre » au sens de la culture de l’écrit, et « les livres » au sens des collections.

2 réactions sur “Qu’est-ce que le numérique ?

  1. Je suis à cent pour cent d’accord avec ta vision d’une révolution « numérique » globale. Je n’avais pas songé à cette analyse du mot « digital » dans le sens « écritures ordinaires » ;-) et c’est d’ailleurs pour cela que je voudrais ajouter un petit point de réflexion: la révolution « numérique » est-elle comparable à la révolution dite de l' »imprimé »? Je préfèrerais, quant à moi, l’insérer dans le train de la grande révolution de l’écrit (re)commencée au moment carolingien. Ou du moins en comparant la révolution « numérique » au temps d’accélération qui commence au treizième siècle, quand la société s’empare massivement de l’écrit, quand la conscience de la nécessité de l’écrit mais aussi de sa valeur sociale et juridique devient écrasante, ce que j’appelle le temps des « écritures ordinaires », de la généralisation et massification de l’écrit comme instrument de communication sous toutes ses formes. L’imprimé, dans ce cadre, ne joue qu’un rôle de démultiplicateur de forces, un peu plus tardif, comme le papier moins cher à partir du 14e s.

    Ce qui pourrait sembler juste un détail a son importance, selon moi: les transformations auxquelles on assiste à partir du 13e s. sont surtout sociologiques et juridiques, appuyées sur des développements technologiques assez mineurs au début, puis en accélération constante: l’adoption du papier de manière généralisée à partir du 14e s., l’adoption d’une écriture mixte/pseudo cursive « globale », les systèmes de copie « mécanique » comme la pecia puis l’imprimé évidemment. Les transformations technologiques et les transformations sociales et juridiques s’entraînent les unes, les autres, dans un mouvement de dynamique réciproque, mais rien n’aurait pu avoir lieu sans une première dynamique sociale.

    En clair: cette révolution du « numérique » n’est-elle pas davantage comparable à cette mutation globale, avant tout sociologique? La révolution « numérique » a-t-elle comme origine des transformations sociologiques ou bien des transformations techniques? C’est là que nous nous retrouvons, je crois, quand tu dis proposes, à la fin de ta note, une sorte de mouvement en « courroie d’entrainement », quand tu écris « La société s’est ainsi transformée pour augmenter encore la disponibilité de l’écrit, et l’écrit a transformé tous les aspects des relations sociales et les règles qui régissent le monde. La question de la « culture numérique » est donc de savoir si on assiste à un changement de la même ampleur, dans un laps de temps beaucoup plus resserré ». Quant aux origines de cette révolution numérique, est-ce avec l’oeuf ou la poule que tout a démarré, mystère…

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