Identité et mémoire : la réputation des internautes sur le Web

Cet texte a été extrait d’un article rédigé récemment avec Clément Oury dans la revue Documentaliste, intitulé « Web 2.0 et mémoire : de la conversation à la conservation ». Ce passage avait dû être retiré car l’article était trop long. J’en ai profité ici pour le mettre à jour et l’enrichir de quelques nouvelles références. Merci à mes principales sources Brainsfeed, Internet Actu et Outils froids.

En faisant de l’internaute non plus un spectateur passif, mais un acteur à part entière de la production d’informations sur le Web, le Web 2.0 a profondément bouleversé les enjeux liés à la mémoire individuelle, en introduisant des technologies permettant à chacun de s’exprimer, de commenter, de contribuer, sur des types de sites diversifiés.

Dans le Web 2.0, l’internaute crée ou met en ligne des contenus qui autrefois restaient dans sa sphère personnelle. Sur Flickr, la proportion de photos de famille, d’amis ou d’animaux familiers est écrasante. Les premières études Médiamétrie sur la blogosphère (2005) montraient déjà une scission, avec une forte majorité de blogs ayant en moyenne un seul lecteur : c’était en particulier le cas des skyblogs, utilisés par les jeunes davantage pour communiquer entre eux que pour publier sur le Web (Voir par ex. Gautier Poupeau, « Blogs et Wiki, quand le Web s’approprie la société de l’information », BBF). Le succès de réseaux sociaux comme Facebook confirme un usage des technologies en ligne destiné à renforcer des liens existants, des communautés déjà soudées (Voir les premiers résultats de l’enquête « sociogeek » http://sociogeek.admin-mag.com/ portant sur l’exposition personnelle sur le Web). En parallèle, on voit se développer des tendances très fortes de création de communautés totalement virtuelles, comme par exemple sur YouTube, où un individu, seul devant sa Webcam, se lance dans une introspection dont la dimension intime est plus ou moins véridique, et autour de laquelle finit par se mettre en place un groupe de fidèles dont la croissance est soutenue par la dimension virale du média (Cf. Michael Wesh, « An anthropological introduction to Youtube », présentation à la Library of Congress, 23 juin 2008).

Or, il existe sur le Web 2 .0 une dimension paradoxale de la permanence des contenus : alors que les contenus les plus institutionnalisés ou travaillés reposent sur un investissement technologique de leur créateur (maintenance du site Web, renouvellement annuel du nom de domaine, etc.) et donc tendent à disparaître lorsque celui-ci s’en désintéresse ou n’est plus en mesure de les maintenir, les contenus générés par les utilisateurs et hébergés sur les plateformes 2.0 ont une permanence forte puisque ces plateformes continuent à fonctionner même une fois que leur auteur s’en est détourné. C’est ainsi qu’apparaissent sur le Web 2.0 des « friches », des blogs qui restent en ligne mais ne sont plus consultés ni mis à jour : ce serait le cas de 94 % des 133 millions de blogs nés en 2002 (d’après Françoise Benhamou, « Va-t-on vers la disparition des blogs ? » Rue 89, 3 décembre 2008).
Ainsi, alors que l’on voit de précieuses informations s’évanouir, d’autres ne veulent pas disparaître. D’innombrables données sont stockées, parfois à l’insu de leurs producteurs, par des sociétés commerciales, constituant un réseau d’informations personnelles sur lesquelles repose la réputation des individus. Des moteurs de recherche comme 123people se consacrent spécifiquement au recoupement de ces informations, et permettent en un clic de trouver, sur une personne, toutes les informations disponibles en ligne : photo, adresse, n° de téléphone, comptes Facebook, Twitter et autre, adresse du blog…

On parle maintenant d’identité numérique pour désigner ces données dont le recoupement pose questions. Des questions juridiques et économiques par exemple, comme celles explorées dans le rapport de la FING : Le nouveau paysage des données personnelles : quelles conséquences sur les droits des individus ? Mais aussi des problèmes techniques liés aux systèmes de gestion d’identité (voir Exposé sur les identités numériques à la Fulbi par S. Bortzmeier et Exposé pédagogique sur la cryptographie par F. Pailler pour le groupe PIN). Le site DatalossDB est un projet de recherche qui recense les incidents de pertes de données sensibles, de quoi se donner bien des frissons. D’autres projets de recherche explorent la question sous différents angles.

Alors, « Pourquoi sommes-nous si impudiques ? » En réalité, si les internautes consentent à fournir une quantité croissante d’information personnelle sur les sites du Web 2.0, c’est parce que cette information, de plus en plus, est maîtrisée. L’enjeu est moins de cacher les contenus nuisibles à sa réputation qui pourraient persister en ligne, le concept de « droit à l’oubli » s’avérant largement impraticable sur le Web, que de construire une image de soi dont l’objectif « promotionnel » tend à creuser l’écart entre la réalité et l’image donnée ou perçue, jusqu’au mensonge (Cf Hubert Guillaud, « Genevieve Bell : secrets, mensonges et déceptions », Internet Actu, 20 février 2008).
Le blog Doppelganger.name, tenu par trois consultants spécialistes en techniques managériales et en Web 2.0, étudie les rapports entre identité et réputation sur le Web : il montre comment les pratiques de recrutement sont aujourd’hui infléchies par cette réputation numérique.

Face au besoin de maîtriser son identité numérique, des ressources se mettent en place : comme cette liste de 300 et plus outils de gestion d’identité numérique ou ces conseils pour savoir comment effacer son profil sur les sites de réseaux sociaux. Pour éviter d’en arriver jusque là, on envisage de former les étudiants à la gestion de leur identité numérique, ce serait en effet la moindre des choses, et pas seulement pour des professionnels de l’information.

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3 réactions sur “Identité et mémoire : la réputation des internautes sur le Web

  1. Très intéressant effectivement, surtout sur ce site ! D’un côté on aimerait être sûr que certains contenus numériques soient préservés et accessibles et, d’un autre côté, on se demande si ce n’est pas dangereux pour d’autres. Mais tout n’est pas affaire de stratégie de conservation. Si Marcel Proust avait ouvert un skyblog à 13 ans (ce dont on peut certes douter), est-ce qu’il aurait fallu l’effacer au bout d’un an de non mise à jour ?

    La notion de trace, de persistance involontaire, voire de divulgations à son insu font partie des « risques » acceptés par celui qui ouvre la bouche pour dire un mot comme par celui qui tape sur son clavier. Le droit à l’oubli, je ne crois pas que cela n’ait jamais vraiment existé.

  2. J’ai lu cet article avec intérêt ayant moi-même les pratiques qui y sont mentionnées. C’est une question de degré, même si les recoupements permettent d’en apprendre plus sur une personne, il ne faut pas tout dire. Mais quand on y pense, un blog, un profil facebook et on peut déjà en savoir beaucoup, ces recoupements peuvent donner une identité et un quartier d’habitation par exemple, ce qui est déjà pas mal. Il faut être sur de soi et s’imposer quelques limites, tout en sachant que sur le web, le côté privé disparait (c’est ce qui fait que les bloggueurs qui parlent de leur vie ont souvent conscience qu’un blog n’est pas un journal intime et gardent pour eux certaines choses)

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